Page:La Revue blanche, t17, 1898.djvu/381

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

vivait placide. Rendre le séjour de Northanger agréable à Mlle Morland était sa préoccupation capitale. Souvent il formulait des doutes sur la réussite de ses efforts : une vie si unie parmi des personnes toujours les mêmes ne lui paraissait-elle pas fastidieuse ? Il eût souhaité que Lady Fraser et sa famille fussent dans le pays. De temps à autre, il mettait en avant un projet de dîner d’apparat et, une ou deux fois même, calcula le nombre des couples de danseurs qu’on pourrait recruter à l’environ. Mais que pouvait-on organiser d’attrayant à cette morne époque de l’année ? Ni gibier à plume, ni gibier à poil, et les ladies Fraser n’étaient pas là. Le tout aboutit un beau matin à une proclamation : au prochain séjour de Henry à Woodston, on y irait le surprendre et manger le mouton avec lui. Henry se déclara très flatté, très heureux. Catherine était enchantée.

— Et quand pensez-vous, monsieur, dit-il à son père, que je puisse espérer ce plaisir ? Pour l’assemblée paroissiale, il faut que je sois lundi à Woodston, et je serai probablement obligé d’y rester deux ou trois jours.

— Bien, bien. Nous irons vous voir un de ces jours, au petit bonheur. Il n’y a aucune nécessité de fixer le jour. Vous n’aurez pas à vous déranger. Ne changez rien à vos habitudes. Ce que vous aurez à la maison suffira. Je crois pouvoir répondre de l’indulgence de ces jeunes femmes pour la table d’un célibataire. Voyons… Lundi, vous serez très occupé ; ce ne sera pas pour lundi. Et mardi, je serai très occupé ; j’attends mon intendant de Brockham ; il a son rapport à me faire dans la matinée, et, l’après-midi, je ne puis décemment m’abstenir de paraître au cercle. Réellement, je ne pourrais plus affronter les gens de ma connaissance, si je ne m’y montrais pas ; on sait que je suis dans le pays ; on prendrait fort mal mon abstention ; et ce m’est une règle, miss Morland, de ne jamais blesser un de mes voisins quand, au prix d’un léger sacrifice, je puis m’en dispenser. Ce sont gens d’importance. Deux fois par an, je leur envoie un demi-chevreuil et je dîne avec eux quand ce m’est possible. Mardi est donc, pour ces motifs, hors de question. Mais mercredi peut-être, Henry, pourrez-vous nous attendre. Nous serons chez vous de bonne heure, que nous ayons le temps de jeter un coup d’œil autour de nous. Il nous faut deux heures et quarante-cinq minutes, je pense, pour aller à Woodston. Nous monterons en voiture à dix heures. Ainsi vers une heure moins un quart, mercredi, vous pouvez vous attendre à nous voir.

Un bal même n’aurait pas fait plus de plaisir à Catherine que cette petite excursion : elle désirait tant connaître Woodston ! Son cœur bondissait encore de joie quand Henry, environ une heure après, entra botté et en manteau et dit :

— Je viens, jeunes femmes, et sur un mode moralisateur, vous faire constater que nos plaisirs doivent toujours être payés et que souvent nous donnons l’argent comptant du bonheur immédiat contre une traite sur l’avenir à laquelle le signataire peut fort bien ne pas