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Pendant sa maladie, Frédéric et moi, — nous étions tous deux à la maison, — la vîmes constamment. Elle fut entourée des soins les plus attentifs et les plus affectueux. La pauvre Éléonore était absente et trop loin pour qu’elle pût arriver à temps. Elle ne vit plus notre mère que dans le cercueil.

— Mais votre père, lui, eut-il beaucoup de peine ?

— Pendant quelque temps, beaucoup. Vous vous êtes trompée en vous imaginant qu’il ne l’aimait pas. Il l’aimait, je le sais, autant qu’il… Nous n’avons pas tous, voyez-vous, la même faculté de tendresse, et je ne prétends pas que, pendant sa vie, elle n’ait rien eu à supporter. Mais si mon père, par ses sautes de caractère, la fit souffrir quelquefois, du moins sut-il toujours lui rendre justice. Sa douleur, que le temps a pu cicatriser, fut violente et sincère.

— J’en suis bien heureuse, dit Catherine. C’eût été si horrible…

— Si je vous comprends bien, vous aviez conçu des soupçons si atroces que je trouve à peine des mots pour… Chère, chère miss Morland, qu’aviez-vous donc en tête ? À quelle époque et dans quel pays croyez-vous donc vivre ? Songez que nous sommes des anglais, que nous sommes des chrétiens. Consultez votre raison, votre expérience personnelle. Notre éducation nous prépare-t-elle à de telles atrocités ? Ne seraient-elles pas connues bientôt, en ce pays de routes et de gazettes ? Et les lois resteraient-elles inertes ? Ma chère miss Morland, quelles idées avez-vous eues !

Ils étaient maintenant au bout de la galerie. Avec des larmes de honte, Catherine courut vers sa chambre.

Jane Austen

(À suivre.)

De l’anglais