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qu’elle l’accompagnerait, au premier moment favorable. Catherine comprit. Il fallait attendre que le général fût absent.

— Elle est restée, je pense, dans l’état où elle était alors ? dit-elle avec sentiment.

— Oui, absolument.

— Et depuis combien de temps votre mère est-elle morte ?

— Neuf ans.

— Vous êtes restée auprès d’elle, je suppose, jusqu’à la fin ?

— Non, dit Mlle Tilney avec un soupir ; j’étais malheureusement absente. La maladie fut soudaine et courte. Avant mon retour, tout était fini.

Le sang de Catherine se figea aux horribles suggestions qui naissaient naturellement de ces mots. Était-ce possible ? Le père de Henry pouvait-il… ? Cependant les preuves abondaient, corroborant les plus noirs soupçons. Et le soir, tandis qu’elle travaillait avec son amie, elle vit le général arpenter lentement le salon, une heure durant, les yeux baissés, les sourcils froncés. C’était bien l’attitude d’un Montoni. Sans doute il n’avait pas encore dépouillé tout sentiment humain, et méditait-il au ressouvenir d’un crime. Malheureux homme ! Sous l’empire de ces spéculations, l’anxieuse Catherine leva si souvent les yeux vers lui, que Mlle Tilney s’en aperçut :

— Mon père, dit-elle à mi-voix, souvent se promène ainsi de long en large.

— Tant pis ! pensa tristement Catherine, à constater de quel mauvais augure était cette concordance entre un exercice si hors de propos et les inopportunes promenades du matin.

Après une soirée dont la monotonie et la longueur lui rendirent particulièrement sensible l’absence de Henry, elle fut heureuse d’être délivrée. Sur un signe du général, Éléonore sonna. Le valet de chambre voulait allumer la lampe de son maître. Mais le général ne se retirait pas encore.

— J’ai à lire plusieurs brochures, dit-il à Catherine, avant d’avoir le droit de me coucher. Peut-être mes yeux resteront-ils fixés sur les affaires du pays bien des heures encore après que vous serez endormie. Chacun ne sera-t-il pas dans son rôle ? Mes yeux s’abîmeront pour le bonheur d’autrui : pour son malheur, les vôtres rénoveront dans le sommeil leur vertu.

Mais ce compliment magnifique n’empêcha pas Catherine de penser qu’une cause très différente de la cause alléguée décidait le général à surseoir au sommeil. Veiller plusieurs heures après que tout le monde fût couché, et sous le prétexte de vaines brochures à lire, n’était pas très vraisemblable. Il devait y avoir à cela une cause plus profonde : quelque chose à faire qui ne pouvait être fait qu’à la faveur du sommeil unanime. Peut-être Mme Tilney vivait-elle encore, peut-être recevait-elle nuitamment une nourriture grossière des dures mains de son maître. Si choquante que fût cette idée, croire à un trépas délibérément hâté était plus affreux encore. Cette maladie subite, l’absence