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infinie. Une cité de serres était installée là. Des populations travaillaient dans l’enceinte. Le général fut satisfait des regards de surprise qui lui disaient, presque aussi clairement que les paroles dont il avait forcé l’émission, que jamais la visiteuse n’avait vu tel jardin. Modestement alors, il avoua que « sans en tirer aucune vanité, il le croyait sans second dans le royaume. S’il avait une marotte, c’était celle-ci. Il aimait un jardin. Quoique assez indifférent à la table, il aimait les bons fruits, et, si non lui, ses enfants. C’était pourtant une servitude que la possession d’un pareil jardin. Les soins les plus attentifs ne préservaient pas toujours les fruits les plus précieux. La serre à ananas n’avait produit que cent fruits l’année dernière. M. Allen, supposait-il, avait ces mêmes déboires. »

— Mais non. M. Allen ne s’occupe pas du jardin. Il n’y entre jamais.

Avec un sourire glorieux, le général souhaita pouvoir imiter M. Allen. Car jamais il n’entrait dans son jardin sans être contrarié de voir que, sur un point ou sur un autre, son plan n’était pas réalisé.

— Les serres à températures différentes, comment sont-elles organisées chez M. Allen ? demanda-t-il en expliquant le fonctionnement des siennes.

— M. Allen n’a qu’une petite serre, où Mme Allen relègue ses plantes l’hiver, et où on fait du feu de temps en temps.

— Quel homme enviable ! dit le général, et tout son être trahissait un joyeux dédain.

Promenée de serre en serre et jusque sous les réservoirs, Catherine, maintenant lasse de regarder et de s’étonner, n’avait plus qu’un désir : sortir des serres. Le général, désireux de constater l’effet de quelques changements récents à ses installations, convia les jeunes filles à le suivre encore : ce ne serait pas une corvée, si toutefois miss Morland n’était pas fatiguée.

— Mais où allez-vous donc, Éléonore ? Pourquoi choisir cet humide et obscur sentier ? Mlle Morland s’y enrhumera. Mieux vaut passer par les pelouses.

— C’est une de mes promenades favorites, ce sentier. Je suis donc tentée de le considérer comme le chemin le plus agréable et le plus court. Mais peut-être, en effet, y fait-il trop frais.

Le sentier sinuait à travers un petit bois touffu de vieux sapins d’Écosse. Séduite à son aspect ombreux, Catherine ne put se tenir d’y faire quelques pas. Une seconde fois, et sans succès, le général la menaça d’un rhume. Mais trop poli pour insister davantage, il s’excusa de ne pouvoir les accompagner. « Il les rejoindrait par une autre route : il ne dédaignait pas la joie du soleil, lui. » Il s’éloigna, et Catherine eut une commotion à constater de quel allégement lui était ce départ. Mais, plus allégée encore que surprise, elle se mit à parler avec une gaieté tranquille de la mélancolie délicieuse qui émanait des choses.