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— Oh ! mais rien de tout cela ne m’arrivera, j’en suis sûre.

— Combien craintivement vous inventorierez le mobilier de votre chambre ! Et que distinguerez-vous ? Tables, toilettes, armoires ni commodes ; mais, peut-être, là les débris d’un luth, là un lourd coffre que nul effort ne peut ouvrir, au-dessus de la cheminée le portrait de quelque inquiétant guerrier sur lequel vos yeux s’hallucineront. Dorothée, cependant, que trouble votre survenue, vous regarde anxieuse et risque quelques spécieux avis. Sous couleur de relever votre courage, elle vous confirme dans l’idée que cette partie de l’abbaye est hantée et vous avertit qu’aucun domestique ne saurait entendre votre appel. Sur ce réconfortant adieu, elle fait la révérence et se retire. Vous écoutez jusqu’à leur résonance dernière ses pas s’éloigner et quand, le cœur défaillant, vous voulez fermer la porte, vous constatez qu’elle n’a pas de serrure.

— Oh ! monsieur Tilney, comme c’est effrayant ! C’est absolument comme dans les livres. Mais certainement rien de tout cela ne m’arrivera. Je suis sûre que votre femme de charge n’est pas cette Dorothée… Et ensuite ?…

— Peut-être, la première nuit, ne se passera-t-il rien d’insolite. Après avoir surmonté l’appréhension que ce lit vous inspire, vous vous y glisserez enfin et, quelques heures, vous dormirez d’un sommeil trouble. La seconde nuit, la troisième au plus tard, se déchaînera sans doute un orage. Des coups de tonnerre à ébranler l’édifice jusqu’à sa base se répercuteront dans les monts d’alentour, et, tandis que siffleront plus fort les rafales accompagnatrices, vous croirez discerner (car votre lampe n’est pas éteinte) qu’un pan des tentures remue. Incapable de réprimer votre curiosité en une si propice occurrence, vous vous lèverez et, vous drapant d’un peignoir, vous irez vers le mystère. Après un court examen, vous découvrirez dans la tapisserie une fente si habilement dissimulée qu’elle devait défier l’inspection la plus minutieuse. Écartant les pans, vous apercevrez une porte défendue uniquement par de fortes barres et un verrou. Vous réussissez à l’ouvrir, et, la lampe à la main, la franchissez : vous êtes maintenant dans une petite pièce à voûte surbaissée.

— Non, vraiment, j’aurais trop peur.

— Comment ! Quand Dorothée vous a laissé entendre qu’il y a, entre votre appartement et la chapelle de Saint-Antoine, distante de deux milles à peine, un secret et souterrain chemin ! Reculeriez-vous devant une aventure si simple ? Non, non, vous passerez donc de l’étroite salle voûtée dans d’autres salles et dans d’autres encore, sans remarquer dans aucune d’elles rien d’anormal. Dans l’une, peut-être, verrez-vous un poignard, dans une autre des gouttes de sang, dans une troisième les vestiges de quelque instrument de torture. Mais comme il n’y a rien, en tout cela, que de très naturel et comme votre lampe est sur le point de s’éteindre, vous vous décidez à rentrer dans votre appartement. Dans une des salles que vous traversez en revenant sur vos pas, vous apercevrez soudain un antique cabinet ébène