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tendance à vivre chez soi n’est déjà que trop forte. Si nous la fortifions encore, personne ne partira plus. Chacun restera à la place où l’a déposé la Providence et le monde restera ce qu’il est. Or il faut qu’il change, et le livre même de Barrès n’est qu’un long exemple, une longue preuve de cette nécessité.

Goethe avait prononcé ces paroles avec une extrême vivacité. Il se leva, marcha au travers de la chambre à plusieurs reprises, puis vint s’asseoir près de moi sur le canapé de tapisserie qui est entre les deux fenêtres. Il restait silencieux, presque rêveur, et, en l’observant à la dérobée, j’eus l’impression qu’il suivait dans sa mémoire quelques souvenirs lointains, mais toujours vifs. Puis il se remit à parler, mais d’une voix plus basse et légèrement altérée.

— Je me souviens, dit-il, du jour où je suis parti pour l’Italie. J’étais à Weimar ; mais je passai quelques semaines à Francfort avant de partir. Ma mère pleurait dans la chambre ; elle me dit qu’elle était vieille et malade et me supplia de ne pas entreprendre un aussi long voyage. Puis elle comprit que mon départ était nécessaire, et vint me le dire elle-même en m’embrassant. Si elle m’avait aimé d’une façon plus égoïste ou si je l’avais aimée davantage, je n’aurais pas quitté l’Allemagne. Ma vie entière en eût été changée et amoindrie. Car, aujourd’hui que je puis contempler derrière moi ma vie entière, je sens clairement que mon devoir véritable était de partir.

— Et cependant, dis-je, vous n’avez vécu ni en Italie, ni même à Francfort. Mais vous voici à Weimar depuis bien des années, dans une ville modeste, où la vie fait peu de bruit.

— Pourtant, dit Goethe avec douceur, je suis aussi un déraciné. C’est se déraciner que changer même de village. Il est vrai que Weimar est une petite ville, plus petite que Francfort où je suis né. Mais, du moins, je ne suis pas resté prisonnier des liens naturels qui enchaînent la plupart des hommes à leur famille ou à leur toit. J’ai ce bonheur de savoir détourner mon âme des émotions trop vives, et ainsi j’ai toujours eu le courage de partir. Mais combien, plus pitoyables, plus sensibles, ont été les victimes de leur cœur. Nous pouvons nous tromper, sans doute ; nous pouvons nous laisser tromper aussi ; mais, quand la raison nous le conseille, il faut savoir partir, changer, choisir. Pour cela, il ne faut pas trop aimer ce qu’on quitte. On ne travaillera efficacement au bonheur des hommes qu’en relâchant tous ces liens que Barrès veut resserrer.

À ce moment Du Coudray entra, et, frappé de l’animation qui était peinte sur le visage de Goethe, il s’enquit du sujet de notre entretien. Goethe le mit au courant d’autant plus volontiers que Du Coudray a passé le mois dernier à Paris et s’est rencontré à plusieurs reprises avec Barrès qui est l’ami et l’allié de sa famille.

— Je suis heureux, dit Du Coudray, que le hasard de nos conversations ait mis Barrès sur ce sujet, car je lui ai présenté des objections analogues, et j’ai retenu sa réponse presque mot pour mot.