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pêle-mêle, les plus débiles et les plus forts. Je sais que les plantes trop faibles dépérissent dans un autre sol. Sans doute. Mais n’oublions pas les jeunes gens qui dépérissent dans leur village, et qui dans la grande ville auraient trouvé, je ne dis pas le talent ou la gloire, mais la vie, l’activité, le bonheur. Ils ne sont que sept dans la classe pour suivre les conseils de Bouteiller, et tous les enfants ne vont pas au lycée et n’ont pas Bouteiller pour maître. Barrès ne veut voir que ceux qui sont partis, mais ceux qui restent ? D’ailleurs ces jeunes Lorrains que l’Université attire vers une vie plus périlleuse, d’autres forces les retenaient, non pas des forces variables avec les constitutions et les mœurs, mais des forces constantes et éternelles : l’amour du sol, la tendresse des parents, la tranquillité d’un foyer modeste. Il fallait un instinct puissant pour en triompher.

— Cependant, dis-je, Racadot et Mouchefrein sont partis ; ils se sont établis dans une vie nouvelle alors qu’ils étaient trop faibles pour y réussir ; et ils en sont venus à la misère et au crime.

— Et pourquoi, répondit vivement Goethe, fallait-il que Mouchefrein restât photographe, et Racadot clerc d’avoué ? Ceux-là aussi devaient partir du moment qu’ils en sentaient l’envie. Racadot ne m’intéresse pas moins que Suret-Lefort. Il pouvait réussir aussi bien que lui, et même sauriez-vous exactement me dire pourquoi Racadot ne réussit point ? Assurément ce n’est pas sa faute. Il tombe parce qu’il est mal servi, presque trahi par ses amis, qui dans l’affaire du journal font montre du plus cruel égoïsme ; il tombe surtout parce qu’il n’est pas assez riche. Voilà donc la conclusion la plus forte qu’on puisse tirer du roman de Barrès, c’est que notre état social est illogique, et contradictoire, que la société ne nourrit pas ceux qu’elle attire, que, tandis que le riche prospère, les pauvres meurent. Mais ils meurent partout, à Neufchâteau et à Nomeny aussi bien que sur la butte Montmartre. Je vois bien qu’on a trompé ces enfants en les faisant venir à Paris ; on leur a caché que la vie était injuste et cruelle, mais elle ne l’est pas seulement à Paris. Si Racadot et Mouchefrein étaient restés bien sagement dans leur village, on leur aurait donné la maigre pitance qui calme la faim, comme à la chèvre qui ne broute que quand elle est bien attachée. Ils ne seraient pas morts de faim ; mais appelez-vous cela vivre ; ne vaut-il pas mieux mourir en une fois ? Non, mon enfant, comprenez-le bien. Ce sont les inégalités sociales plus que les différences de caractère qui condamnent Racadot à une vie différente de celle de Sturel ou de Saint-Phlin. Et si l’on devait tirer une conclusion des Déracinés, il ne faudrait pas s’en tenir à des réformes politiques, c’est tout le procès social qu’il faudrait instruire et dresser. Mais, songez-y, quels sont les plus solides soutiens de la société, sinon la famille, la commune et la province ?

Chacun de ces groupements soutient l’autre, et c’est cette harmonie qui fait la solidité de l’édifice. Même s’il est malheureux, un homme qui vit chez lui, environné de ses parents, dans la maison où est né son père, est enclin à penser que tout va bien dans le monde. Cette