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L’antisémitisme en Allemagne


L’émancipation des juifs nous est venue de Berlin il y a plus d’un siècle. C’est de Berlin, c’est des salons de la belle juive Henriette de Lemos, que Mirabeau emporta l’idée première de la proposition qu’il devait présenter, en 1891, à la Constituante.

En ces temps-là nous donnions à l’Allemagne Voltaire, elle nous rendait Schiller, reconnu citoyen Français en 1793, — le citoyen Gilles. Depuis, le commerce entre les deux peuples s’est fait un peu moins noble. C’est de Berlin, aujourd’hui, que nous vient l’antisémitisme ; produit d’exportation que l’Allemand introduit chez nous, fidèle en cela à sa tactique commerciale, qui consiste à réserver pour le marché intérieur les produits de bonne qualité et à écouler la camelote sur les marchés étrangers.

Certes, la haine du juif est séculaire en Europe. Mais l’antisémitisme, le conflit ario-sémitique, nous est contemporain. C’est un mal nouveau, apparu seulement depuis l’émancipation, et pour lequel l’Allemagne a créé un mot nouveau. Il a évolué en Europe d’Orient en Occident et a atteint la France après avoir passé sur l’Autriche et l’Allemagne.

Suivant les pays où il sévit, il présente des caractères différents. Le nôtre se distingue notablement de l’allemand et se rapproche plutôt de l’antisémitisme autrichien. On retrouve autour du docteur Lueger et du prince Aloys Lichtenstein une démagogie assez semblable à la tourbe boulangiste, qui constitue chez nous la grosse masse du parti antisémite. En Allemagne, au contraire, ce parti n’a pas un caractère révolutionnaire, du moins à l’égard des pouvoirs établis ; il s’affirme conservateur et recrute ses adhérents dans l’aristocratie et dans la classe moyenne, mais il n’a pas prise sur le quatrième État, qui appartient au socialisme.

Malgré la violence des passions, l’histoire de l’antisémitisme dans les pays de langue allemande est assez dénuée de faits. En Autriche-Hongrie, le seul événement qui mérite mention est l’affaire de Tisza-Eslar, qui passionna l’Europe entière, il y a dix-sept ans. Je rappelle brièvement ce triste procès, où l’on peut voir la valeur de « la chose jugée », quand les haines populaires se font jour jusqu’aux juges. Une jeune fille chrétienne du village hongrois de Tisza-Eslar avait disparu. La rumeur publique accusa immédiatement la communauté juive du village d’avoir commis sur elle un meurtre rituel : on l’avait égorgée et son sang avait été recueilli pour servir à la préparation du pain azyme. Cette accusation absurde trouva crédit auprès des autorités, et l’on revit alors les beaux jours de la question. Il fallait des témoins, on sut en avoir. Le principal fut un enfant juif, qui se fit accusateur de son père. L’instruction, avec une atroce habileté, avait au préalable, par une savante alternance de douceurs et de tortures, anéanti dans cette âme tout sentiment humain. Sur ces entrefaites, on