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Nouvelles conversations
avec Eckermann



Les Déracinés

Lundi, 22 novembre. — Quand j’ai ouvert ma fenêtre ce matin, la rue et les toits étaient couverts d’une neige abondante qui était tombée pendant la nuit. J’ai pensé que Goethe renoncerait à passer la journée à Iéna, et je me suis présenté chez lui de bonne heure. Il se tenait dans le petit bureau qui est à côté de sa chambre, enveloppé dans sa robe fourrée, et écrivait sur une table légère devant le feu.

— J’écris à Barrès, me dit-il, pour le remercier de son envoi. J’ai lu les Déracinés avec toute l’attention, tout le respect que mérite une telle œuvre. C’est un livre considérable, le plus important qui ait paru en France depuis longtemps. Nous savions tout ce que Barrès avait d’art et de goût ; j’ai toujours aimé son style qui est à la fois classique et neuf, et la saveur originale de son intelligence. Mais il prouve aujourd’hui une puissance de construction, une force d’observation et d’analyse, dignes d’un véritable philosophe social. Il serait intéressant de suivre dans chacun de ses livres depuis cinq ans le développement de ses idées. Songez qu’il est parti de l’individualisme le plus radical, et maintenant il ne paraît plus occupé que des groupes, de la vie sociale. C’est le progrès naturel d’un homme qui était aussi richement doué comme moraliste et comme philosophe que comme écrivain. Mais je le loue surtout d’avoir su profiter si bien des circonstances. Son passage dans l’action politique, son goût des voyages et des paysages historiques ont beaucoup élargi ses conceptions littéraires. Les critiques devraient dire tout cela, mais il n’y a plus de critiques en France. Pour parler dignement des Déracinés, il faudrait un Sainte-Beuve, et surtout il faudrait avoir l’espace d’un Lundi.

Je ne fus pas surpris de ces paroles, car Goethe m’avait exprimé, à maintes reprises, au cours de sa lecture, la sympathie, et l’admiration véritable, que lui inspirent les Déracinés, et il a toujours éprouvé pour Barrès une prédilection particulière.

— Il est vrai, dit Goethe, que je ne suis pas toujours d’accord avec Barrès, et je le lui marque fortement dans ma lettre. Je ne puis croire qu’il soit mauvais pour tout le monde d’être déraciné. Voyez Sturel. Que serait-il devenu dans sa maison de Neufchâteau entre sa mère et ses vieilles tantes ? Tandis qu’à Paris il a rencontré Thérèse Alison, Astiné ; il a connu des émotions qu’on ignore toujours dans une petite ville et que même un Parisien à sa place n’eût pas éprouvées. Je ne me méprends pas sur la pensée de Barrès. Ce qu’il regrette, c’est qu’on dépeuple la terre hospitalière des provinces pour envoyer à Paris,