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ventres vendent leur plaisir pour avoir leur mangeaille. En la tuant je l’ai tirée hors le vice et la faim. Car, pas de travail ! Il n’y avait pas de travail. Rien. J’ai cherché, demandé… il n’y en avait pas. Mais quoi ! si tout du moins, malgré tant de misère, un dernier reste d’honnêteté… Non, vous dis-je ! Il n’y en avait pas. La faim avait tout pris. Tout, même l’enfant, la femme, même l’honnêteté. Il n’y avait plus rien de rien à la maison. La vertu, le bonheur ! Donnez-moi de la vertu ! Ou du travail, pour en acheter. Être d’honnêtes gens ! De quoi aimer, de quoi manger, de quoi travailler, de quoi vivre ! Nous sommes des millions voulant être d’honnêtes gens !

Dieu exterminateur des méchants, qui chassas les marchands du temple, qui un jour, dois châtier toutes les fautes de tous les hommes, ceux qui ont mal agi, ceux qui ont mal pensé, ceux qui ont ignoré… — et vous qui comme lui prenez droit de châtier et pour être plus Dieu encore, retenez le bras qui arrêterait la faute et le laissez tomber, elle commise, pour punir, — moi aussi, châtiant plus généreusement, j’ai frappé l’innocence malfaisante et impie, — oh ! plus que celle qui pécha contre la Sainte Église, plus que celle des païens qui ne purent effacer leur faute originelle, ignorant quoi… un homme, un Dieu de Galilée, qui se révéla à d’autres, ailleurs, bien loin, jadis, — celle qui ignora et voulut ignorer la Souffrance de son temps, dans son propre pays.

Humanité, mot vague, multiple, infini, — et que j’aimais, au hasard, en furieux, sans regarder, comme j’ai frappé… Ah ! concentrant toute ta douleur dans la mienne, moi aussi, dévouant ma vie, j’aurais voulu… te délivrer par un sacrifice frénétique. Car je t’aimais immensément, Humanité ! J’aurais voulu… — Aimez, et faites ensuite tout ce que vous voudrez… — Mais je n’ai pas pu faire tout ce que j’ai voulu.

Dieu, moi aussi, je meurs donc pour avoir aimé…

Mais Lui était bien sûr que sa mort sauvait le monde…

Moi, je ne sais pas. J’espère seulement un peu de bien. Je ne ressusciterai pas pour le voir, s’il arrive. Je n’y assisterai pas derrière le rideau des cieux. Et je n’entendrai pas, si, penché sur ma tombe, quelqu’un vient me dire : tu as bien fait.

La foi, je ne suis pas sûr… Mais j’ai la charité, et j’aurai l’espérance. Oui, on a su, on a compris, un peu du moins. On fera attention, peut-être on réfléchira… Il suffit ; je cours à la mort avec joie.

À la mort ! Est-ce vous qui me la donnerez ! À mort ! L’endroit est bon. Le sang se verra bien. Tous ces gens-là, venus pour voir, seront contents.

Tuez-moi donc, puisque vous le croyez juste. Qu’est-ce, une vie, devant la Justice qui se répand !

Une vie ! Demain la vôtre… nous n’hésiterons pas.

J’ai cru, j’ai dit, j’ai agi. Qu’attendez-vous ? C’est votre tour. Mais vous me regardez stupides…

Je suis devant vous. Avez-vous peur ? N’êtes-vous pas en nombre ?