à sa droite son chibouk, ses armes et ses effets, tandis qu’à sa gauche, sur le gazon, étaient posées ses chaussures. Un magnifique pin parasol nous couvrait de son ombre et, tout autour, d’autres pins plus hauts encore formaient comme des ombrelles et tamisaient doucement les rayons du soleil. Un peu plus loin, dans la prairie semée de milliers de pâquerettes aux corolles tournées vers l’orient, une cible noire se dressait toute droite avec un cœur blanc au centre.
Le Bosphore coulait très bas au pied de la colline ; je regardais le vieil aga qui me contait une histoire que je n’écoutais point, il passait sa main sur sa figure en disant : « Machallah ! », et le soir vint lentement couvrant la terre de ses grandes ombres et les ailes grises des chauves-souris effleurèrent nos âmes apaisées par le silence et le mystère de la nuit grandissante.
Le vieil aga avait le cœur tendre et, me voyant attristée, il étendit une serviette sur mes genoux et, ouvrant un plat à couvercle d’étain, il prit un dolma et me le mit dans la bouche ; puis cassant de petits morceaux de pain, il essuyait doucement l’huile qui coulait au coin de mes lèvres en disant :
— Tu vois si tu plais à mon âme, puisque je te donne la becquée de ma propre main ; ne pleure pas, ma mignonne, fais comme les oiseaux au-dessus de ta tête, rassasie-toi et dors.
Il peigna mes cheveux avec un peigne à six dents, puis m’enroula dans une peau de mouton et me coucha sur le tapis. Mais les étoiles qui brillaient au ciel avaient ce soir-là un éclat si extraordinaire que je les fis admirer au brigand. Lui, n’attachant plus d’importance à ce qui se passait au-dessus de lui, répondit :
— Mon agneau, à cette heure, il faut dormir.
Il s’assit près de moi et se mit à chanter pour m’endormir. Son chant était fait de cinq notes et célébrait ses actions de courage. Demir-Aga étant parvenu à la dixième tête coupée par lui, je lui dis :
— Mon père, je dors !
Quand le soleil revint sur la terre, je m’éveillai et, trouvant devant moi sur une feuille de figuier un simitte et trois olives noires, je mangeai.
Puis les soins de propreté furent très longs. Il fallait enlever les moindres miettes tombées sur le tapis, laver les chaussures, secouer les vêtements de nuit, les rouler sur un rouleau de bois et enfin laver ses pieds, ses mains, ses narines, ses oreilles en disant des paroles de piété. Alors on serrait sa ceinture et il fallait viser et tirer juste au cœur de la cible.
Puis l’autre partie de la journée se passait à ne rien faire, à rester assis sans bouger. Pourquoi s’agiter alors qu’on n’a rien à dire ni à faire ? Voilà ce qu’on appelle le kief.
Comme la nuit précédente, j’écoutai la chanson des têtes coupées. Une de ces têtes, parait-il, s’était mise à remuer les yeux après avoir été tranchée, ce qui déplut à l’aga. — C’était la tête d’un grec ! —