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Lasse de vivre aussi pauvrement, je partis un jour avec Cocona Ellenco qui allait vendre des parfums aux harems du grand-vizir Fuad Pacha. Le petit-fils du pacha remarqua ma jolie frimousse où brillaient des yeux d’un éclat surprenant pour mon âge ; il me conduisit près du vizir que mes mines amusèrent beaucoup et qui promit aussitôt de veiller à ce qu’on vînt en aide à ma famille adoptive. Mais je gâtai tout en lui disant : « Pourquoi as-tu une femme aussi laide et aussi vieille ? tu ferais mieux de m’épouser. » Cela fit beaucoup rire, et le fils de la maison, qui parlait français couramment et promettait d’être le plus prodigue des dandies, ajouta : « Cette petite ira loin, j’en donne ma parole ! »

Cela ne fut qu’un premier incident sans conséquences. Bientôt je réussis à pénétrer, grâce à la Cocona, au harem de K...-Bey, l’introducteur des ambassadeurs. J’y fis quelque sensation et l’on résolut de me garder comme compagne de jeux des enfants de Son Excellence. Au bout de huit jours, le fils aîné du pacha me prenait en grippe et on me renvoyait à Doudou. Je revins les yeux pleins d’une rosée de larmes et les bras chargés de robes que m’avait données F... Hanem, fille aînée du bey, une femme charmante qui elle aussi a voulu tâter de l’éducation et de la vie européennes. Elle est venue passer à Paris un hiver chez une femme de la haute société parisienne, et est retournée avec joie au harem, bien désillusionnée sur de prétendus progrès.

Cependant Doudou poussait de grands soupirs et, me prenant dans ses bras,disait en levant les yeux au ciel : « Agneau de Dieu ! tu dois avoir dans les veines du sang de circassienne pour tenir tant à être vendue ! » Et moi, je lui baisais les mains en la suppliant de me vendre au Palais. « Tu verras, Doudou, je serai sultane, et tu pourras parer tes oreilles de belles émeraudes et porter une fourrure de martre zibeline. »

Je ne comprenais point alors combien m’aimait la pauvre Doudou ; je ne voyais rien de la beauté d’âme de ces gens si droits, si bons, si honnêtes, qui n’avaient jamais menti et vivaient sans une mauvaise pensée, en paix avec eux-mêmes. La propreté de leur âme égalait celle de leur maison qui était éclairée par le grand jour, et cet intérieur chrétien était digne de respect à l’égal de ceux dés islamites.

III

Mais le jour arriva où résolument je m’échappai. Je ne retournai plus chanter sur les tables des cabarets grecs, j’abandonnai ces hommes naïfs aux mains hachées par les cordages, aux cheveux bouclés sur des têtes énormes, qui se privaient du nécessaire pour jouir de mes joies enfantines. Je leur dis seulement : « Adieu, mes âmes. » Et ce fut tout.

Je m’en fus trouver Hussein le caïqdjé et lui contai que mon âme