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fleurs éclatantes sur des mouchoirs de mousseline appelés « yéméni » qu’elles vendaient pour vivre.

Mais l’enfant ne pouvait tenir en place. Elle allait dans les rues où des matelots grecs buvaient du raki. Elle montait sur les tables devant les cabarets, elle chantait, faisait de grands gestes, envoyait des baisers aux rudes marins. Elle les haranguait avec des mines gentilles, leur disant : « Matia mou, mes beaux capitaines grecs aux barbes noires et aux yeux d’incendie, que m’avez-vous rapporté de vos voyages ? »

Et les marins aux cheveux épais et aux cous vigoureux émergeant de leurs chemises multicolores étaient ravis et répondaient : « Mon âme, ma jolie fillette, voici ce que nous avons rapporté d’Odessa, nous n’avons pas été plus loin ! Viens, ajoutaient-ils, prends, c’est pour toi. » Ils lui offraient de menues babioles dorées et brillantes qu’on disait venir de Paris. L’enfant, heureuse, les yeux brillants, acceptait tout comme une offrande qui lui était due. Elle avait encore un grand commerce d’amitié avec le sous-officier et les soldats du corps de garde ottoman, elle tyrannissait ces braves soldats et sa tyrannie se faisait cruellement sentir sur leur bourse qui ne recevait la paye que bien irrégulièrement. Mais un instinct sur l’avertissait quand cette paye avait été faite et elle arrivait avec ses impérieux désirs ; il lui fallait du mahallebi, des friandises, et le naïf sous-officier payait les caprices de cette âme de pillarde.

Pendant le mois de Ramazan, elle se glissait comme une couleuvre dans la petite pièce basse où le modeste iftar, le hors-d’œuvre avec lequel on rompt le jeûne, était disposé. Au premier coup de canon, elle avait tout avalé ; les tranches de pasterma avaient disparu dans son jeune et avide gossier ; le rude soldat qui eût pu l’écraser comme une mouche entre ses gros doigts regardait cela avec de grands yeux bêtes en disant : « Machallah — Gloire à Dieu ! »

Dans ses jours de sagesse, l’enfant qu’on avait définitivement appelée Ela, aidait Artine effendi à ouvrir le ventre de ses maquereaux fraîchement pêchés et à les étaler au soleil avec une feuille de laurier soigneusement posée sur la plaie rose. Le soir venu, elle se couchait par terre sur un matelas auprès de Doudou qui la réchauffait et lui promettait des choux et du riz pour le lendemain. Mais ces lendemains devenant rares, Ela songeait de plus en plus à fuir au village voisin, sur la côte d’Asie, où venait de s’installer, pour y passer lelé, un prince égyptien qu’on disait riche et beau comme le calife Haroun-al-Raschid.

Cette enfant indomptable, cette Ela capricieuse, c’était l’auteur même de cette véridique histoire. Bien des années ont passé sur ces souvenirs d’enfance, mais je revois encore nettement les rues du village, les petits cabarets où se disputaient les matelots grecs, la maison de la pauvre Doudou que, dans ma cruelle inconscience, je martyrisais par mes caprices et mon ingratitude.