Cocona Ellenco, bavarde et menteuse ainsi que la plupart des grecques de Constantinople, se hâta de prendre à témoin tous les saints de sa religion (et Allah sait ce qu’il y a de saints grecs !) et jura que l’enfant était une pure merveille.
— Ah ! Kaïmeni, Kaïmeni ! répétait-elle, que la Sainte Vierge la protège. La bohémienne est passée, elle ne reviendra plus.
Puis comme rien n’entretient l’amitié hellénique autant que les petits larcins, elle enleva à l’enfant le mouchoir brodé d’or fin qui était passé dans sa ceinture et conseilla à l’honnête Hussein de mener cet agneau de Dieu sous un autre toit que le sien et elle reprit ses protestations et ses compliments.
Hussein conduisit l’enfant chez Doudou Artine, une arménienne qui vivait dans un yali au bord de la mer. Doudou accueillit la fillette avec un sourire, remarqua qu’on était nombreux chez elle, mais voulut la garder. Elle lui offrit du pain et des olives noires que l’enfant mangea de grand appétit.
Le yali dans lequel Doudou et ses filles habitaient était placé en face du moulin de M. Pigeon, un brave français très vulgaire qui mangeait en festins son moulin et sa farine. Des capitaines grecs aux barbes noires et aux yeux d’incendie venaient apporter du blé pour ce moulin et les petites goélettes glissaient doucement devant le yali avec leurs voiles blanches repliées comme des ailes d’oiseaux fatigués.
Les vertueuses filles de Doudou avaient grand plaisir à regarder les capitaines grecs et cela contrariait les projets de leur mère. Elle avait la race grecque en horreur et, à défaut d’arméniens, elle aurait préféré les voir épouser des musulmans : car les arméniens et les turcs, tout en différant de religion, ont les mêmes goûts et les mêmes idées patriarcales ; le père de famille turc comme le père de famille arménien est un modèle de dévouement et de bonté pour ses enfants, il aime la vie paisible, demeure fidèle à ses croyances, ne boit pas, ne joue pas et ne trouve de plaisir qu’au milieu des siens.
De tout temps, les turcs, reconnaissant les qualités des arméniens, leur ont donné chez eux des postes de confiance : les bijoutiers particuliers, les aïvasses, les intendants sont presque toujours des arméniens. Quelques intrigants, membres du haut clergé arménien, travaillent à susciter des troubles en Arménie ; ils sont, dit-on, payés par une nation européenne ; mais il est douteux que ces aventuriers, dont la vie n’est qu’une longue suite d’abominations, réussissent dans leurs menées.
Doudou Artine, ainsi que la plupart des arméniennes, était de mœurs austères : elle avait le respect des belles traditions et vivait dans la crainte du mal comme les musulmanes ses voisines... Dans ce milieu honnête, la petite fille recueillie grandissait sans qu’on pût vaincre ses instincts de vagabondage. Doudou était très pauvre et Vaquait aux soins du ménage, tandis que ses filles peignaient des