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Dans l’ombre du harem
I

De longues années j’ai vécu au harem. J’en ai gardé les plus doux souvenirs, et les comparaisons que j’ai pu faire dès que les hasards de la vie m’eurent amenée à partager l’existence des femmes européennes n’ont fait qu’aviver la mélancolie de ces souvenirs. Les sentiments les plus naturels aux femmes, l’affection, le dévouement, la décence se développent au harem dans une tiède et favorable atmosphère. Quel charme paisible, quel calme profond dans les grandes pièces pleines d’ombre ! Assise sur les coussins, les pieds nus croisés sous elle, la musulmane, derrière le grillage des moucharabiehs, regarde les bateaux qui passent sur Le Bosphore ; elle fume lentement une cigarette parfumée, en buvant à petites gorgées du café odorant dans une tasse minuscule. Sur son front blanc que nul souci ne ride, la belle circassienne dispose des sequins en chantant une mélodie en mineur : elle ne songe qu’à conserver sa beauté ; elle se repose après les soins compliqués du hammam ; elle goûte longuement la joie de plaire ; elle s’amuse avec les enfants ; elle a pour se distraire mille joies puériles qui emplissent les heures...

J’ai connu tout cela, mais si j’ai grandi dans la paix du harem, aimée et respectée, j’ai vu aussi de très près les drames de la politique orientale, et les soi-disant progrès des mœurs européennes bouleverser profondément l’existence paisible des sultanes et des odalèques.

La mort du dernier des grands seigneurs musulmans, homme à qui je devais le plus profond respect, me déliant de ma promesse de ne jamais rien écrire, lui vivant,—je serais heureuse si je pouvais montrer combien les idées que l’on se fait de la vie des harems sont fausses.

Presque toujours le repos et la dignité du harem sont compromis par l’institutrice anglaise ou française qu’il est de mode de faire venir pour initier les jeunes turques aux beautés de l’éducation à l’européenne. Heureusement l’influence de la « miss », de la a madame » ou de la « mademoiselle » n’a qu’une durée éphémère. Ces éducatrices scandalisent les musulmanes qui ont le souci de leur propre dignité ; elles ne les entraînent que rarement. Elles viennent de Paris ou, le plus souvent, de Marseille ; leur moralité douteuse leur a laissé généralement peu de chance de trouver à s’employer dans leur pays. Je me rappelle l’une d’elles qui fut très funeste à une charmante jeune femme. Cette « mademoiselle » avait été chanteuse de café-concert. Munie d’une lettre d’un archevêque arménien très célè-