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le sentiment des valeurs nul ; la forme et la couleur même sont hésitantes et sans conformité entr’elles. Plus tard, des énergies se font jour, les oppositions deviennent violentes avec un grand souci de la silhouette ; puis des tons apparaissent qui sont raisonnés, et souvent éloquents. Une autre période nous le montre préoccupé de Rubens, essayant de rendre son faire plus clair et plus coulant, passionné de mouvement, de nus et de chairs blanches à quoi tout son vouloir peine et bute, sans donner d’impression plus forte que celle bien touchante d’une énergie aux prises avec un idéal qui n’est pas sien.

C’est là, je crois, le côté intéressant de ce peintre amer, tourmenté de rêves baudelairiens et de réalisations hors de ses moyens ; il a pratiqué son art en croyant, et a dû en tirer de nobles joies, mais aussi de bien terribles douleurs ; cela se voit avant toute autre chose dans cette exposition. Bœcklin est allemand autant qu’on peut l’être, et il semble qu’il ait toute sa vie tenté de le faire oublier ; ses conceptions sont aussi éloignées que possible des conceptions traditionnelles de sa race. Il eût voulu remonter à la source originelle de toute beauté, et, comme Gœthe, tenter de faire refleurir l’idéal grec sous une forme rajeunie ; mais ses ciels, si intense que soit leur bleu, n’ont rien d’attique ; ses faunes, ses tritons et ses satyres sont d’une gaîté truculente et d’une expression qui n’a rien à voir avec le rire mythologique, et quant aux centaures qui bondissent dans ses cadres, ils évoquent plutôt les lourdes chevauchées des hordes ancestrales que les ébats de ces fantaisistes légendaires.

Le dessin est chez Bœcklin la moindre des qualités, on croirait même le moindre des soucis. Il se contente d’affirmer en gros des formes plus littérairement que plastiquement réfléchies, par contre ses toiles sont un échantillonnage de tons extraordinaire jusqu’au saugrenu, mais il a parfois des trouvailles qui laisseraient croire à des éclairs de génie. — J’ai le souvenir d’un petit tableau représentant un paysage d’automne : de hautes frondaisons surplombant une pièce d’eau ; au premier plan et de dos, un homme assis, en pourpoint rouge d’un éclat inouï sur les rouges assombris des feuillages. C’est tout à fait bien, et tout à fait beau, d’une impression profonde et presque musicale qui me semble être de la plus haute signification. — Ces qualités se retrouvent à doses inégales dans d’autres toiles, mais l’outrance y est parfois gênante, cela devient d’une éloquence qui confine au juron, la lassitude en vient tôt.

Quoi qu’il en soit, la mise au jour de cette œuvre ne sera pas sans profit. Cela nous vaudra sans doute en Allemagne une abondance de mythologies où s’étaleront aggravés tous les défauts du maître. D’autres esprits y trouveront un exemple de plus en plus rare aujourd’hui, celui d’un homme dont l’ambition fut haute, et l’effort acharné.

Félix Vallotton