Page:La Revue blanche, t14, 1897.djvu/274

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Ne la réveille pas… elle dort si heureusement !

Pauvre, respecte un peu le bonheur — le sommeil.

Regarde-la un instant… Mais ne la réveille pas…

Elle… Georgette… Qu’elle est belle !

Oh ! embrasse-la une fois encore… Baise ces douces lèvres. Caresse-toi la joue de ces cheveux d’or fou…

Mais ne la réveille pas. Si tu la réveillais ce serait vainement. Cache ta lumière. Éblouissant le bleu de ses yeux, nul rayon n’en viendrait à son pauvre cerveau qui ne peut pas comprendre.

Georgette… Chut ! Elle dort.

Te rappelles-tu, amant ? Regarde ! — Ces frisettes dorées, et ces lèvres, ces bonnes grosses lèvres de bébé, ces yeux qui se sont clos sans savoir que c’était pour bien plus d’une nuit, son bras demi-nu par-dessus sa tête, comme un enfant, et ces joues jeunes, joufflues comme des joues de petit ange, — mais ces mains, pas si blanches, jadis ! et ce fichu, cette dentelle, et ce petit peu de rouge, tout cela que tu ne lui donnais pas, dans la misère, oh ! belle ! — tout ça qui la refait de nouveau si jeune, de nouveau si belle !

Te rappelles-tu, petit père ? Il avait ces belles joues, lui, — lui, il les avait. La misère que tu lui fis les eut tôt amaigries. Il avait ce beau geste de bras blanc par-dessus sa tête. Le geste de sa maman, le même, tout enfant. Les bras sont retombés tout le long de son corps ; ils auraient tenu trop de place dans le petit cercueil. Rappelle-toi… Écoute. — Le silence aussi parle des ressemblances… tu vas entendre… Oh ! si ces lèvres s’ouvraient ! Lèvres rouges… — Jadis, petites lèvres pâles, qui t’appelaient : j’ai faim, j’ai froid… — Rappelle, rappelle-toi ! … Il était sorti d’elle.

Penche-toi sur la jeune et belle et pauvre femme, penche-toi comme sur un pauvre petit enfant qu’elle est, embrasse… Dernier baiser… Où le poseras-tu ? Ni au front ni aux lèvres. Car là et là il y eut d’autres baisers dessus ! — À combien, à combien les dignes baisers du front ! À combien, à combien les chauds baisers des lèvres ?

Pouah ! À d’autres ! À d’autres ! C’était à eux, ce mien corps-là ! Eh ! bien ! c’était peut-être là un morceau de bourgeois ! Oui, tes restes, qu’ils se payaient, et à grand prix. Et toi, tu venais souiller, violer, frapper leur femme, tu venais manger leur chair, forniquer à leur table.

O peau fine, parfums de la chair, nacre des dents, ô fruit juteux des lèvres, alcool puissant des yeux, pressions suaves, cambrures, alanguissements du corps, et comme le pétillement blanc du vin doré, mousse fine du linge… — à eux ! À toi, aussi !

Part à deux. Tiens ! prends de l’or, sur la table laissé. Prends donc ! Mais tu es riche. Fruit mûr très peu mordu. Tu t’es sorti de misère, tu as conquis ta place, ta part de bourgeoisie. Tu vas vivre. Buvons à ton avènement à l’honneur d’être un homme.

Boire ! Boire assez pour noyer toute la rage qui vous étouffe ! La noyer de vengeance… boire à grandes lampées !