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lentement, dépérissant, les voir, les voir… — Ah ! tout ça, des souffrances dont on ne meurt pas, soi ! Tout ça, c’est des souffrances qu’un cœur d’homme supporte, et porte sans plier — et sans se révolter.

Mais deux lèvres qu’on voudrait embrasser, — ne pas pouvoir…

Non, ça, il n’est de bonté, il n’est de dieu, de bête, qui y tienne ! Des lèvres, que l’on croyait à soi… Lèvres de la femme aimée… Lèvres, lèvres — et sur ces lèvres, la souillure d’autres lèvres…

Depuis combien de temps, pourtant, réfléchis-tu ?

Agir… agir… Ah ! oui. La misère, le travail, monde mauvais à détruire, monde meilleur à atteindre… Même dans la prison, tu disais : Je vais agir. Que les murs s’ouvrent, de la prison ! Ils s’ouvrent ! Tu cours à elle. — Qui ?… La Révolte ? — Non. La femme !

Mais maintenant…

Tu n’as pas dit une seule fois : Je vais agir. Non. Tu ne sais même pas où tu vas. — Mais tu vas. Toi… — Non, pas toi,.. Un autre qui est entré en toi, un autre décidé, et calme, et sûr de lui…

Un autre, qui se promène tranquillement dans la rue…

Et tu te demandes : où va cet autre ? Où vais-je ?

Ici. Toi et lui ensemble, vous arrêtez.

Ici, devant cette boutique, où se vendent des choses à tuer. Jadis on ramassait des cailloux, simplement. Au lieu que maintenant…

C’est beau, une belle lame bien tranchante qui brille.

— Combien, monsieur ?

L’argent gagné dans la prison. Gagné en travaillant et en songeant à elle…

Georgette, chérie… douce, très enfant. Qu’elle était belle ! Des cheveux fous… de la fumée de soleil ! Comme tu l’aimais…

Comme tu l’aimes maintenant que tu es sûr, bien sûr…

Et tu serres le couteau dans ta main ferme et calme, et tu le serres contre ton cœur et tu l’y presses, — amant qui tient enfin, après des mois de prières, un mot de l’adorée qui lui dit : Viens ! Je t’aime. Viens demain… — Oh ! de même que ces mots lui rentrent dans la tête, il voudrait que la lettre qui les lui dit lui rentre dans le corps !


Non ! Tu ne souffrais pas vraiment comme tu souffres. La Société, la vaste, hideuse Société, ça ne vous fait pas le mal que fait une petite main de femme, presque de petite fille… Non ! La faim, le froid, l’oppression, l’injustice, ça ne fait pas des colères comme celle que vous fait… un peu de peau de femme qu’on vous prive de caresser.


Puis toutes ces idées, rêves… révolution… Ça ne se venge jamais bien. Tandis qu’ici, on sait. On souffre. Mais… un peu de sang ! et l’on ne souffrira plus.


Songe aux autres pourtant.

Une fille qui a faim et qui, songeant peut-être encore à toi, vend