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Laisse ! Laisse… Ôte ces liens, que les membres soient libres. Il faut que le sang circule ! Que rien ne serre. Les mains gênent…

Pourquoi t’arrêtes-tu ? — Je succombe… je n’en puis plus.

— Qu’est-ce que cela, si lourd ? — Rien. Ce que je portais toujours.

— Mais quoi ? — Je ne sais pas.

Regarde ! — Je n’ose pas. J’avais toujours cela. Je sais seulement qu’il faut que je porte cela, toujours…

Ah ! je suis à bout de forces, je voudrais poser à terre ce poids épouvantable qui casse mes épaules…

— Eh bien ? — Mais ce sont les armes ! — Bah ! les routes sont sûres. — Des vivres ! — On trouve de tout. — De l’argent. — À crédit… — Des habits ! — Mais les tiens… — Ma route… — Tout le long, des bornes disent le chemin…

— Qui donc parle ! Sans doute un voleur qui voudrait… Non, non ! je porterai ma charge jusqu’au bout…

Hâte. Hâte… Mais il ne peut plus. Ah ! pose donc à terre…

Non, le fardeau l’y jette, car il ne l’a pas lâché !

Eh bien ? Armes rouillées, vêtements mangés des vers, routes que l’on ne suit plus, argent qui n’a plus cours… Et si lourd, tout ça, que même le soulever, on ne peut pas…

Eh bien ! te voilà libre, alerte, léger. Repars.

— Non, je vais trop vite ! Ce poids manque à mes épaules ! Je l’ai toujours eu, comme on a une religion, comme on paye l’impôt, comme on fait son service ! Oui, le devoir !.. être soldat… Et les lois, qu’on respecte… C’est nécessaire, cela. Par quoi remplacerai-je ce qui ne m’écrase plus ?

Il y a des cailloux sur la route, ramasse-les.


Marche donc ! avance, humanité stupide. Quelles raisons te faut-il ? Quelles preuves, quelles… — Eh ! pas de preuves, pas de raisons. Des coups !

Mais les boulets aux pieds, marcher, on ne peut pas !

Laisse donc qu’on te délivre ! Je cherchais, je cherchais… Lueur, étoile nouvelle pour un chemin nouveau… Mais elle est là, toujours, de toute éternité. Ouvre seulement les paupières. Regarde. Devant toi. Là !

Aveugle ! — Il n’y a pas de lumière plus éclatante. Mais il faut extirper cette taie de tes yeux !

On sait. Tout fut prouvé des mille et des mille fois, le bon sens le plus simple, la raison la plus haute conviennent, voient possible, lucide… aussi clair que le cri même de la souffrance, — qu’on peut, vous entendez, demain, tout de suite, dès qu’on voudra, l’on peut… — Mais si l’on peut faire taire le cri de la souffrance… — Effroyable silence ! L’humanité recule… On peut, oui, raison de tête ! Avant qu’elle descende dans les pieds, et que tu avances, humanité, quel miracle…