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voix… — celle qui si souvent, dans l’ombre, dans la faim, plaintive, demandait : Père ! père ! m’aimes-tu ?

Et mutilés, il leur semblait, vers cette plainte, cette plainte d’enfant qu’ils entendaient toujours, vouloir tendre leurs bras — des bras qu’ils n’avaient plus.


Passent les jours. Le plus gros souci s’en est allé.

Soyez heureux ! Qui vous empêche ? On va mieux vivre.

On aura à manger. Une bouche de moins… Si petite qu’elle soit, c’est toujours quelque chose !

Puis, de l’ouvrage, on en a. Tu vois, femme, je travaille. Ce qu’on espérait, on le peut. J’en ai tant désiré, de l’ouvrage, j’en ai mendié… J’en ai, maintenant.

Mieux valait désirer.

Gagner sa vie, ayant perdu celle des autres… Faible effort, mais un effort rien que pour soi.

Pour soi ! Vaut-on la peine !


Ils languirent maussades. Ce qui vint à eux de plaisir, ils n’étendirent pas la main pour le prendre. L’ouvrage vint, et Pilleux ne rapporta pas l’argent, s’enivra. L’ouvrage manqua, la paresse le retint jusqu’au dernier sou d’en chercher d’autre, — la paresse enseignée aux terribles chômages. Le soleil sourit enfin, pavoisa les campagnes, et jusqu’en les mansardes tiédit la pauvreté ; mais ils n’allèrent pas boire la joie verte des feuilles, la gaîté bleue du ciel, le rassérènement de la terre.

Le goût de la misère demeuré dans leur bouche, le printemps ne l’ôtait pas. L’alcool ne les brûlait que d’une flamme d’un instant, et leurs baisers mêlaient seulement des amertumes.

Goût âcre et tenace de la misère subie, rancœur, bouche mauvaise de ceux qui ne se sont pas vengés, soif d’on ne sait quoi d’âcre, rouge et brûlant qui désaltérerait la bouche jusqu’à l’âme… Remords de tout ce qu’on devait faire…


Qui donc t’a empêché ?

Les petits bras autour de ton cou se sont dénoués. Frêle lien qui ne te retiendra même plus. Première plainte à exaucer tout de suite, avant toute autre, — avant toute l’humanité qui t’implorait !

Songe à elle, maintenant. Agis vite… Tu es libre !

Libre, comme le travail, qui est libre, et qui manque !

Libre ! — Mais que puis-je seul, isolé, désolé ?

Les petits bras autour de ton cou se sont dénoués. Une voix pâle chantait :

— Père, petit père ! Porte-moi jusqu’au monde meilleur !