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Les Césars anarchistes


Suétone : Vies de Caligula, Néron, Galba, Othon et Vitellius.
Lampride : Vie de Commode.
Tacite : Annales (liv. 14-16), Histoires (liv. 1-3).


Les deux premiers siècles qui suivirent l’apparition du christianisme constituent une période de fermentation religieuse violente et continue, certainement la plus grande crise religieuse de l’histoire. Les deux grandes tendances qui sollicitent les volontés humaines, le Messianisme christiste et le Messianisme naturaliste tentèrent chacun, l’un dans l’ombre des tourbes populaires, l’autre dans l’éclat du palais des Césars, d’occuper seul la scène du monde. On eut en même temps, en bas Simon Pierre et Paul l’Apôtre, en haut Caligula et l’illustre Néron.

Caligula fut le premier de ces Césars qui se proposèrent le bonheur de l’humanité par la satisfaction des instincts les plus généraux. Ses antécédents ataviques étaient curieux : son père, Germanicus, fut le plus noble caractère d’homme de la Rome du premier siècle, comme sa mère Agrippine fut le modèle des matrones ; mais il avait pour grand’mère Julie, la plus fougueuse des courtisanes, et pour bisaïeul Auguste, le prince des hypocrites, qui affectait la pureté de mœurs et se repaissait d’incestes. Aussi eut-il toutes les passions et toutes les intelligences ; mais, comme sa grand’mère n’avait pas été moins entière dans le vice que sa mère dans la vertu, il se montra brutal et logique, sans aucune des délicatesses qui valurent à Néron tant d’affection. Il se voulait semblable à une force de la Nature et se comparait à Bacchus, l’instinct universel : beau, il excellait en tous les exercices du corps, et son éloquence était puissante comme le vent, foudroyante comme le tonnerre ; mais il haïssait tous les artifices de la rhétorique et comparait les discours de Sénèque à « du sable sans ciment ». Son amour pour la plèbe ressemblait à la passion d’un intellectuel pour une belle fille inculte qu’il méprise tout en la caressant ; il avait contre sa bêtise des accès de colère étranges : un jour il la fit chasser à coups de fouet ; dans une autre occasion, il sortit de l’amphithéâtre dans une si folle rage qu’il se prit dans sa toge et tomba du haut des gradins. Néanmoins, il rêvait la société semblable à une plèbe égalitaire, toujours en liesse, sur laquelle il ferait pleuvoir le bonheur, comme un dieu unique : il ne se plaisait pleinement qu’au cirque, devant une arène parsemée de vermillon et de poudre d’or, où il contraignait aux vils offices du gladiateur les descendants des