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listes convaincu ; il reconnaissait tout ce qui avait sur ce point une parenté avec lui ; — il n’y eut pas pour lui de plus grand événement que cette ens realissimum nommée Napoléon. Gœthe concevait un homme fort, hautement cultivé, habile à toutes les choses de la vie physique, s’ayant lui-même bien en main, ayant le respect de sa propre individualité, pouvant se risquer à jouir pleinement du naturel dans toute sa richesse et toute son étendue, tolérant, non par faiblesse, mais par force, parce qu’il sait encore tirer avantage de ce qui serait la perte des natures moyennes, homme pour qui il n’y a plus rien de défendu, sauf du moins la faiblesse, qu’elle s’appelle vice ou vertu… Un tel esprit, débarrassé de toute entrave, apparaît au centre de l’univers dans un fatalisme heureux et confiant, avec la foi qu’il n’y a de condamnable que ce qui existe isolément, et que, dans l’ensemble, tout se résout et s’affirme. Il ne nie plus… Mais une telle foi est la plus haute de toutes les fois possibles. Je l’ai baptisée du nom de Dyonisos.


On pourrait dire que, dans un certain sens, le dix-neuvième siècle s’est efforcé vers tout ce que Gœthe avait tenté personnellement d’atteindre, une universalité qui comprend et qui admet tout, une tendance à donner accès à tous, un réalisme hardi, un respect du fait.

D’où vient que le résultat total n’est pas un Gœthe, mais un chaos, une aspiration nihilistique, une confusion où l’on ne sait où donner de la tête, un instinct d’épuisement qui, continuellement, dans la pratique, pousse à un retour au dix-huitième siècle ? (par exemple, le sentiment romantique, l’altruisme et l’hypersentimentalité, le féminisme dans le goût, le socialisme dans la politique) ; le dix-neuvième même, à son issue, n’est-il donc qu’un dix-huitième siècle renforcé et endurci, autrement dit un siècle de décadence ? De sorte que, non seulement pour l’Allemagne, mais pour toute l’Europe, Gœthe n’aurait été qu’un incident, une apparition inutile ? Mais on méconnaît les grands hommes si on les considère sous la perspective misérable d’une utilité publique. Qu’on n’en puisse tirer aucune utilité, c’est peut-être le propre même de la grandeur.


Gœthe est le dernier Allemand pour qui j’ai du respect : il aurait ressenti trois choses[1] comme je les ressens moi-même, nous nous entendons aussi sur « la Croix ». — On me demande souvent pourquoi j’écris en allemand, car nulle part je ne serai plus mal lu qu’en Allemagne. Mais enfin qui sait si seulement je désire être lu aujourd’hui : créer des choses sur lesquelles le temps essaie en

  1. Allusion à l’épigramme fameuse où Gœthe déclare détester quatre choses : le tabac, l’ail, les punaises et †.