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s’est affirmée souverainement jusque dans l’idéal particulier de chaque science. J’adresse à toute la Sociologie anglaise et française le reproche de ne connaître par expérience que les produits d’une Société en ruine et de prendre, comme norme des jugements sociologiques, les instincts propres de décadence. La vie en déclin, l’effacement de toute force organisante, c’est-à-dire de toute force qui sépare, qui creuse des abîmes, subordonne et sur-ordonne, voilà ce qui se formule aujourd’hui comme idéal en Sociologie… Nos socialistes sont décadents, mais Herbert Spencer aussi est un décadent, le triomphe de l’altruisme lui paraît une chose souhaitable !




Mon idée de la liberté. — La valeur d’une chose réside parfois non dans ce qu’on gagne en l’obtenant, mais dans ce qu’on paye pour l’acquérir, dans ce qu’elle coûte. Je donne un exemple. Les institutions libérales cessent d’être libérales aussitôt qu’elles sont acquises : dans la suite, il n’y a rien qui soit plus méchamment et plus foncièrement nuisible que les institutions libérales.

On sait comment elles opèrent : elles minent sourdement la volonté qui s’affirme vers la puissance, elles érigent en morale le nivellement de la montagne et de la vallée, elles rendent petit, lâche et sensuel, — c’est le triomphe des animaux en troupeaux. Libéralisme, autrement dit abêtissement des hommes parqués en troupeaux. — Les mêmes institutions tout le temps qu’elles sont combattues, créent de tout autres actions ; alors seulement, elles favorisent d’une façon puissante le développement de la liberté. En regardant de plus près, on voit que c’est la guerre qui crée ces actions, la guerre pour les institutions libérales qui, en tant que guerre, laisse subsister les instincts libéraux. Et la guerre élève à la liberté ! Car, qu’est-ce que la liberté ? C’est avoir la volonté d’acquérir la responsabilité personnelle, c’est maintenir tenacement les distances qui nous séparent, c’est être indifférent à la fatigue, aux duretés, aux privations, à la vie même. C’est être prêt à sacrifier à sa cause tous les hommes sans en excepter soi-même. Liberté signifie que les instincts virils, les instincts joyeux de guerre et de victoire, prédominent sur tous les autres instincts, par exemple, sur ceux du « bonheur ». L’homme devenu libre, combien plus encore l’esprit devenu libre, foule aux pieds cette sorte méprisable de bien-être dont rêvent boutiquiers, chrétiens, vaches, femmes, anglais et autres démocrates. L’homme libre est guerrier. À quoi se mesure la liberté chez les individus comme chez les peuples ? À la résistance qu’il faut vaincre, à la peine qu’il en coûte pour rester en haut. Le plus haut type d’homme libre doit être cherché là, où constamment la plus haute résistance doit être vaincue : à cinq pas de la tyrannie, au seuil même de la servitude. Cela est vrai psychologiquement, si l’on entend, sous le nom de tyrans, des instincts terri-