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L’affaiblissement des instincts hostiles et qui tiennent la défiance en éveil, — et tel serait notre « progrès » — ne représente qu’une des conséquences de l’affaiblissement général de la vitalité : cela coûte cent fois plus de peine, plus de prudence pour faire venir à terme un être si conditionné, si tardif. Alors on se secourt réciproquement, alors chacun est, jusqu’à un certain point, malade et garde-malade. Cela s’appelle « vertu ». Parmi les hommes qui connurent une vie différente, plus complète, plus prodigue, plus débordante, on aurait appelé cela tout autrement : lâcheté peut-être, niaiserie, morale de vieille femme. Notre adoucissement des mœurs peuvent être, au contraire, la résultante d’une surabondance de vie. Alors, on peut risquer beaucoup, on peut exiger beaucoup, on peut gaspiller beaucoup. Ce qui autrefois était l’arme de la vie serait pour nous poison… Être indifférents — voilà aussi une forme de la force — pour cela nous sommes à la fois trop vieux et venus trop tard : Notre morale de compassion, contre laquelle j’ai été le premier à mettre en garde, ce que nous pourrions nommer l’impressionnisme moral est une expression de plus de la surexcitabilité physiologique propre à tout ce qui est décadent. Ce mouvement qui avec la morale schopenhaérienne de la pitié a tenté de se présenter avec un caractère scientifique, — tentative très malheureuse — est le mouvement propre de la décadence en morale, il est comme tel en parenté profonde avec la morale chrétienne. Les temps forts, les civilisations supérieures considèrent la pitié, l’amour du prochain, l’oubli de soi, l’absence du sentiment personnel comme quelque chose de méprisable. Les temps doivent être mesurés d’après leurs forces positives, — et cette époque de la Renaissance, si prodigue, si riche en destinées, apparaît comme la dernière grande époque, et nous, nous, hommes modernes avec notre anxieuse prévoyance personnelle, notre amour du prochain, nos vertus de travail, de modestie, de méthode, amassantes, économiques, machinales — nous apparaissons comme une époque faible… Nos vertus sont conditionnées, sont exigées par notre faiblesse.

« L’égalité », une certaine égalisation effective qui n’arrive rn expression que dans la théorie de « l’égalité des droits », appartient essentiellement à une civilisation descendante, l’abîme entre homme et homme, classe et classe, la multiplicité des types, la volonté d’être, de faire contraste, ce que j’appelle le pathos des distances, est le propre de toute époque forte. La force expansive, l’ouverture de voûte qui sépare les extrêmes est chaque jour réduite, — les extrêmes même s’effacent jusqu’à l’analogie… Toutes nos théories politiques et nos conceptions de l’État, sans en excepter « l’empire allemand » sont des conséquences, des nécessités logiques de cette période descendante ; l’action inconsciente de la décadence