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direction était constamment imputée aux catholiques : conspiration du Nénuphar, en 1802, de la Raison céleste, en 1813, de la Triade, en 1832. Tous ces mouvements n’étaient que le prélude de la formidable insurrection anarchiste qui, vers 1850, vint rappeler les jacqueries du xviie siècle et dont l’histoire est toujours demeurée enveloppée d’un énigmatique mystère. Taï-ping-Wang, simple maître d’école dans les provinces démocratiques de l’empire du Milieu et élève assidu, sinon disciple des catholiques, se déclara un jour inspiré par Jésus-Christ lui-même dont, en son langage mystique, il se prétendait le frère, prêchant la communauté des biens, l’affranchissement des humbles et surtout des femmes, et l’expulsion des tyrans tartares[1].

Soutenu au début par les catholiques, appuyé sur les maîtres d’école populaires, suivi bientôt après d’une armée de paysans et de prophétesses, il commença de renverser les idoles, détruisant les temples de la religion officielle, et passant les fonctionnaires et lettrés tartares au fil de l’épée. Tout le monde connaît les péripéties de cette guerre sociale qui dura dix ans : les insurgés, maîtres de Nankin, faillirent s’emparer de Pékin et ne furent arrêtés que par les secours que les états européens fournirent à l’empereur tartare. Le prophète, assiégé dans Nankin, disparut au milieu des horreurs de la prise d’assaut et une terrible répression extermina par tout l’empire les « Rebelles aux longs cheveux ». À plusieurs reprises, les missionnaires chrétiens avaient cherché à sauver de l’intervention européenne ces insurgés qui parlaient de la Bible et appliquaient à leur manière les maximes libertaires de l’Évangile ; mais l’Europe s’est bien gardée de les écouter : peut-être ses maîtres ont-ils pressenti, comme dans une vision prophétique, ce que vaudraient les châteaux de cartes de leur politique, et les toiles d’araignée de leur sociologie, si les millions d’hommes de l’Illustre Nation venaient un jour, ivres d’anarchisme et de christianisme, apporter à notre vieux monde décrépit ce qu’il serait si fort surpris d’apercevoir vivante, en plein soleil : la liberté.

Albert Delacour
  1. À l’Occident, commencements de l’anarchisme. Le Bâbisme dans l’Asie centrale.