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En février 1891, une tumeur se déclare dans son genou droit, et le condamne à l’inaction. En mars, il ne peut déjà plus marcher. Il liquide tant bien que mal ses affaires du comptoir. Alors, porté par des serviteurs nègres sur une civière, il quitte Harrar, traverse une dernière fois le désert du Somal au milieu des acclamations, des protestations, des agenouillements de ces peuplades en larmes que sa divine bonté avait depuis longtemps et pour toujours séduites, et il débarque à Aden. Là, il entre à l’hôpital européen, où le médecin, un anglais, lui dit qu’il est atteint d’une synovite arrivée à un point très dangereux ; et il décide qu’il se fera porter à un vapeur pour un départ en France.

De Marseille il écrit, le 23 mai :

« Ma chère maman, ma chère sœur, après des souffrances terribles, ne pouvant me faire soigner à Aden, j’ai pris le bateau des Messageries pour rentrer en France. Je suis arrivé hier après 13 jours de douleurs. Me trouvant par trop faible à l’arrivée ici, et saisi par le froid, j’ai dû entrer à l’hôpital de la Conception où je paie dix francs par jour, docteurs compris. Je suis très mal, très mal ; je suis réduit à l’état de squelette par cette maladie de ma jambe droite qui, elle, est devenue à présent énorme et ressemble à une grosse citrouille.

[Arthur Rimbaud enfant
Dessin d’Isabelle Rimbaud

« C’est une synovite, une hydarlhrose, etc., une maladie de l’articulation et des os. Cela doit durer longtemps, si des complications n’obligent pas à couper la jambe En tout cas, j’en resterai estropié. Mais je doute que j’attende. La vie m’est devenue impossible. Que je suis donc malheureux ! Que je suis donc devenu malheureux ! J’ai à toucher ici une traite de francs 36,800 sur le Comptoir national d’Escompte de Paris ; mais je n’ai personne pour s’occuper de toucher cet argent Pour moi, je ne puis faire un seul pas hors du lit. J’ai de l’argent avec moi, que je ne puis même surveiller. Que faire ? Quelle triste vie ! Ne pouvez-vous m’aider en rien ? >

Madame Rimbaud accourt à Marseille ; elle assiste à l’amputation décidée. Sur le lit de douleur, le recrutement militaire vient ensuite ajouter ses persécutions à l’affreux martyre d’Arthur ; il le croit du moins. Nuit et jour l’amputé pleure :

« Où sont les courses à travers monts, les cavalcades, les promenades, les déserts, les rivières et les mers ? Et à présent l’existence de cul-de-jatte ! car je commence à comprendre que les béquilles, les jambes de bois et jambes mécaniques sont un tas de blagues et qu’on n’arrive avec tout cela qu’à se traîner misérablement sans