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Terre Promise
deuxième partie [1]
AMOUR

Jean et Georgette se connurent aux florissantes jacinthes. Fleur des pauvres, qui pousse sans terre, n’importe où. Dans l’air qui devient moite à l’agonie de l’hiver, elle surgit, dresse, subite, son corsage de vert tendre, et, sans attendre le printemps, se rendant à un souffle, une vapeur plus tiède, pas même un rayon de soleil, — desserre ses lèvres fermes et rit de ses dents blanches.

Elle passait, vers midi, portant le déjeuner chaud entre deux assiettes. La fumée en montait vers ses cheveux blond fou, et voilait leur soleil d’une brume de matin.

On se disait bonjour ; Jean passait à cette heure-là. Midi, c’est l’heure gaie, le dimanche de chaque journée, où le travail s’interrompt. Un peu de soleil est bon pendant le déjeuner. Jean était heureux de passer là, par hasard, parce que c’était son chemin… Il le fut davantage quand il passa exprès.

Comme s’use la dalle où l’on passe chaque jour, aux choses coutumières fléchit doucement le cœur emporté peu à peu. Rien qu’à passer souvent tout laisse son empreinte, et l’on aime un coin de rue, une enseigne pimpante, l’horloge qui vous hâte ou qui vous ralentit, le chien que l’on caresse, le journal acheté. Mais surtout la verdure qui bourgeonne et qui meurt, le visage des femmes qui sourit ou qui pleure, rongent tout doucement le cœur.

Passer et repasser chaque jour l’un devant l’autre avec la régularité d’étoiles qui se croisent, mais qui, à chaque fois, s’attirant un peu plus, s’attarderaient un peu…

Oh ! sans même y songer !

Un jour elle ne vint pas. Tout ce jour il y songea.

Les dernières neiges tombèrent. Elle ne passait plus. Pilleux désespéra. Avant de naître, déjà mort l’embryon de tendresse ! S’informer de l’absente ? Il ne savait son nom. Il chercha vainement, se résigna enfin. Oublier, non ; changer en souvenir l’espoir. La neige ensevelit les printemps commencés, mais elle les couve ; plus drus, plus forts ils sortent d’elle, quand l’astre qu’on croit mort, gaillard, vient à repasser sur le chemin de l’année.

Quand elle repassa, ils s’arrêtèrent tous deux. Ils se lurent brusquement aux yeux l’émotion vive. Ils admirèrent au fond de

  1. Lire la première partie de ce roman dans La revue blanche du 15 août 1897.