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j’ai vue, et où la force me jeta, ses yeux tièdes, sa bouche de sourire, appelaient l’amour vers son sein de fécondité.

Banni, pouvais-je l’aimer ! Libre, je revins aux anciennes. Je ne pouvais pas comprendre qu’elles m’avaient oublié.

Mais toi, jeune, tu peux partir, fonder un monde ! Tu t’éloigneras des seins stériles et vieillis. Tu iras ou t’attendent les vierges.

— Je ne puis partir ! Jeune, je suis déjà las. Adolescent, la patrie m’a épuisé. Elle m’a retenu mes plus belles années… Je ne suis plus digne des patries vierges.

Et ou irai-je ? je n’ai pas l’argent du voyage. Peu nombreux, l’on a besoin de nous à la maison.

Les patries ! Mais des riches les ont toutes achetées.

Comme un lierre longe un mur, les intrigues d’Europe grimpant le long du globe l’ont couvert tout entier. Continent mystérieux, impossédé, — déjà d’avides nations, avant qu’il fût conquis, avant qu’il fût connu, se partageaient l’ours à tuer : l’énorme Afrique. La France mangeait la tête, l’Angleterre les pieds, les autres mordaient aux flancs, tandis qu’au dedans d’elle-même, entrait le grouillement sémite des trafiquants d’esclaves. La conquête, de loin, montrait déjà les parts, dépeçait par avarice, choisissait les morceaux, et l’on se mettait à table.

Si à la hâte, encore, une patrie pouvait se faire, il y faudrait un roi, un maître, demain la guerre. De nouveau, vieille misère ! Retourner à la nature ! Illusion, défection aux sociétés futures. Tyrannie provisoire, donc qui se perpétuerait. Féodalité, noblesse, clergé, finance, la guerre, la fièvre, famine, les vieux fléaux, tribut de sang fatal aux patries neuves…

Quel est le plus vieux, de la forêt ou d’un peuple ? Qu’est-ce qu’une société à détruire, près de la nature ! Pourtant, de celle-ci on a tiré l’humanité ; nous tirerons l’avenir de cette humanité-ci. Comme la terre fut sauvage, l’homme ne sera-t-il pas, un jour, civilisé !

Je t’ai entendu, vieillard ! Toi, tu n’espères plus ! Tu as jeté toute ta vie à tes rêves, et ils l’ont dévorée. Les miens hurlent de faim ; j’ai toute ma vie devant moi… Écarte les grilles que je la leur jette.

Oh ! parle, vieillard ! parle ! ô vaincu ! Moi, je t’envie. Ta parole comme une flamme me lèche et mon sang bout. Toute ton existence qu’illumine l’aventure, sa défaite même, la chute sublime du rêve qui une fois du moins s’est élancé ! — par l’étroite lucarne d’où je puis l’apercevoir, qu’elle semble belle, radieuse, vaste, souriante ! Et je l’envie, vaincu ! ta vie inaccessible !

Oh ! dis, père ! est-ce que nous verrons des jours semblables ? Est-ce qu’aussi nous aurons pour abreuver nos têtes, l’idée, et l’ennemi pour assouvir nos bras ! Quand tu t’es en allé en crachant de dégoût, tu n’as pas, emmenant la jeune République, la nôtre, celle qu’on chassait de la maison avec toi, refermé sur tes pas et