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SUR LE JEU
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de l’opération dans laquelle ils gagent leur temps et leur vie. Mais quelle raison y a-t-il dans l’amour du danger ? Cela renverse en fait tous les systèmes de jouissance sur lesquels on prétend fonder l’édifice social. Quelle folie à braver la tempête comme un pompier de naufrages, à tenter le hasard des voyages, à jouer avec le feu des révolutions, à s’immoler obscurément, à rechercher sa perdition, à se suicider pour rien, pour le plaisir, comme un sage ou comme un superhomme. Cela est assez absurde au sens ordinaire et les disciples d’Aristippe devront y réfléchir deux fois. Mais il y a de grands jouisseurs ou d’humbles instinctifs, de grands raisonneurs ou des sceptiques à sentiment dont l’âme est capable de ces courses au delà du sens commun.

La pure beauté du jeu c’est qu’il est absurde de la même façon, et qu’il contredit la vaine politique des fourmilières. Qu’importe les émotions du gain vite porté « aux tavernes et aux filles » ? l’émotion particulière du jeu plus âcre et vraiment noble, c’est de perdre ; oui, la ruine sans effort, sans but, comme le suicide, par le seul fait d’une volonté libre qui lutte, se débat et succombe, brisée par le hasard souriant. L’amour du danger pour lui-même apparente le jeu avec les dévouements définitifs, et le tragique éternel, et l’inutilité des énergies dépensées.

Quel vif sentiment de s’éloigner des choses et de rester nu en face de soi-même peut ressentir le joueur, après les luttes du tapis vert, quand il se retrouve, les poches vides et l’âme béante par un matin clair de juillet, les vitres du cercle flambant encore, et les balayeurs inondant les chaussées. Quels appels vers l’inconnu, l’inconscient, l’insondable ! et quel chant de sirène vers les plaines trompeuses de la mer ! Baudelaire a dit l’idéal vengeur et salubre de ces aubes.

D’ailleurs le jeu est encore moral parce qu’il offre au riche une occasion de se ruiner et au pauvre celle de s’enrichir. Les joueurs, les aventuriers et les courtisanes, seuls survivants des âges héroïques, ont mené le monde jusqu’aujourd’hui ; il est peu probable que cela cesse jamais et qu’enfin la raison triomphe avec la justice, car ce jour-là la planète sera froide. En attendant, sous le sweating system, il est bien que la force sociale de l’or ne soit jamais définitivement acquise. Un nom, un passé, une race, cela se perdait moins facilement ; devant le jeu, le fruit des laborieuses rapines n’est jamais qu’un château de cartes, — et la hiérarchie des classes n’est pas si bien établie qu’on n’en puisse passer quelques échelons, comme en songe. Ce n’est pas une justice, mais une chance, une ironie, une chose légère et philosophique, le seul éclat de rire au nez de la divinité. Certes l’instinct du jeu est assez diabolique, mais quand l’argent panthéonise, il n’est pas étonnant qu’on en appelle au diable. Cependant la Belgique se convertit.

Victor Barrucand