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LA REVUE BLANCHE


Pour l’agrément de la discussion au Sénat belge, on ne contestera pas que la majorité délibérante devait être de joueurs et la minorité fractionnaires de casinos, mais cela n’empêcha pas la conscience nationale de parler haut comme une affiche. Sur les questions de moralité publique les assemblées sont toujours d’accord, personne n’ayant le courage de s’élever contre les théories acceptées du bien et du mal, et chacun se réservant de suivre telle autre règle de conduite qui lui conviendra. Il s’agissait d’être vertueux en apparence, de prendre des mesures d’utilité générale, de salubrité publique, de prophylaxie nationale et de protéger le peuple, comme on protège chez nous l’agriculture : on a donc interdit l’entrée aux moutons étrangers qui iront se faire tondre ailleurs ; cela ne va pas plus loin, car il n’est pas encore question d’interdire les bouillottes de famille et d’étendre aux manœuvres du jeu la rigueur de nos lois touchant les propos éversifs. Comment le faire d’ailleurs ?

Quelle que soit la rigueur des principes sur quoi elles s’appuient, nos sociétés sont très empêchées d’atteindre l’escroquerie adroite et même l’exploitation du vice, pour parler comme un sénateur, car de jeu à spéculation et de spéculation à commerce la distinction est trop subtile, et l’on ne peut sans bouleverser la situation économique toucher aux lois mêmes de la circulation de la richesse.

Le jeu sera donc interdit en Belgique sous toutes ses formes, mais c’est trop dire ; officiellement on n’y pourra plus perdre un sou, mais la morale n’y gagnera rien. C’est que l’inclination au jeu n’est pas une passion qui rabaisse l’individu, mais un sentiment noble et nécessaire qui l’exalte puissamment. Les sénateurs belges veulent assainir leur pays par des lois sur les mœurs ; les lauriers de Bérenger et Frédéric Passy empêchent nos voisins de dormir ; c’est dire qu’ils veulent convertir le populaire à la saine morale conservatrice ; mais il ne leur suffira pas d’atteindre le jeu : toutes les passions sont révolutionnaires. L’idéal conservateur serait de perfectionner la bête humaine jusqu’à en obtenir un rapport certain et régulier, quasi mécanique ; les conditions de ce bon fonctionnement, chacun doit le savoir, sont l’ordre, l’épargne, la patience, la sobriété, l’endurance et la sagesse élémentaire qui nous tient en défiance de cet esprit d’aventures dont le jeu n’est qu’une manifestation, la moindre.

Frédéric Passy dit très bien : « Tout ce qui détourne les hommes de l’examen rigoureux et sévère des opérations dans lesquelles ils mettent leur argent ou leur temps est mauvais ; tout ce qui remplit les esprits d’illusions et d espérances dans un risque est plus mauvais encore. »

On voit en effet que les sociétés paisibles supportent mal cette « espérance dans un risque » : elles composent sans doute jésuitiquement avec les bons principes en autorisant l’émission des valeurs à lots, mais elles atteignent des manifestations plus franches au nom même de la Loi.

En temps de guerre elles utilisent cependant le dévouement et l’aveuglement des « risque-tout » ; elles ont besoin de ces imprévoyants qui n’examinent pas trop rigoureusement la nature