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Sur le jeu

Le Sénat belge a donné récemment quelques représentations morales à propos du jeu ; M. le ministre de l’agriculture et des beaux-arts (ces deux mamelles de la Belgique), M. Le Jeune, M. Bara, M. Picard, s’y sont particulièrement distingués. Si l’on ne veut lire au compte-rendu de ces séances qu’un pastiche de l’histoire parlementaire de la France sous Louis-Philippe, on y trouvera quelque agrément. Du reste, des interludes personnels relevaient heureusement la gravité du débat et le poids des sentences. — Ainsi, dans la séance du 9 décembre :

M. Le Ministre. — M. Le Jeune a qualifié le pari mutuel de jeu de hasard : c’est au contraire un jeu d’habileté, puisqu’il faut étudier la performance du cheval.
On nous dit de subsidier les courses : cela coûterait près d’un million ! Nous ne pouvons, dans l’état de nos finances, consentir à un pareil sacrifice, d’autant que l’agriculture n’a aux courses qu’un intérêt indirect. Il faut voir les courses, mais il faut voir aussi l’entraînement. Le gouvernement, quoi qu’en pense M. Le Jeune, ne retirera rien du pari mutuel.

M. Le Jeune. — Je ne l’ai pas dit.

M. Le Ministre. — Vous avez semblé le dire. L’orateur fait l’éloge des courses ; elles font du bien aux carrossiers, aux commerçants, elles développent les « festivités » communales. Et il y a peu de parieurs.

M. Le Jeune. — Allez à Auteuil !

M. Le Ministre. — Oh ! vous avez des grâces d’État : on vous a transporté pour rien à Auteuil ; moi, j’ai dû payer ; vous avez de la chance ! (Rires.) Nous ne sommes pas en France ; nous n’avons pas l’énorme public français ; mettez un prix d’entrée élevé.

Voix diverses. — Mettez-le dans la loi !

M. Le Ministre. — Si le Sénat insiste, je ne m’y refuse pas !

M. Le Jeune. — Y a-t-il des gens qui vont aux courses rien que pour regarder courir les chevaux ? (Rires prolongés et protestations.) Je ne m’inquiète pas du parieur ; je m’inquiète de l’exploitation du populaire. Dans le Hainaut, il y a des tirs à l’arc où l’entrée coûte 100 francs et qui ne sont fréquentés que par des ouvriers.

M. Bara. — Et les combats de coqs.

M. Le Jeune. — Partout il y a des coqs qui plument ! (Rires.)

M. Bara croit qu’on ne pourra réprimer la passion des courses ; mais nous pouvons et devons supprimer l’occasion de jouer aux courses.

M. Janson. — Et ne nos inducas in tenlalionem ! (Rires.)

M. Bara. — Je veux la liberté ; mais jouer n’est pas un droit naturel ; il n’y a pas de liberté d’exploiter la passion du jeu.

M. Le Ministre des Finances. — Évidemment.

N’est-ce pas charmant de ton, avec l’accent spécial ? Et la discussion dure encore, et les journaux belges semblent rédigés par un syndicat d’humoristes, et cependant nous nous obstinons aux chroniques fantaisistes et nous éternuons dans la poussière des « pas mal semaines ». Ah ! si nous n’avions pas la critique dramatique, la musicographie et les voyous de lettres, le crépitement des fusillades de forteresse pour de vrai et les cablogrammes espagnols, 10.000 Ubus et 33 Shakespeares, qui seront quelqu’un, une histoire d’amour qui date de 1834, et la réception de M. Anatole France à l’Académie en manière fleurie de conte de Noël, comme on s’amuserait à lire le Petit Bleu !