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cette haute, enthousiaste et dédaigneuse probité ? Situés donc dans un retrait curieux hors l’action, tout leur fut objet ; la vie toute entière n’eut à leurs yeux d’autre justification que d’être un spectacle. Ils ne s’intéressèrent pas au côté militant ou utilitaire des choses ; du moins le pouvoir qu’elles ont d’engendrer des actes et d’entraîner des conséquences ne leur sembla-t-il être qu’un mécanisme ingénieux, propre à faire virer le diorama et à présenter aux yeux des spectateurs des scènes après d’autres. Dès l’origine, les phénomènes n’eurent accès en leur esprit que délivrés des attaches qui les relient au monde du devenir et de la causalité, en sorte qu’ils leur apparurent dans le pur cadre de la beauté.

L’œuvre d’art, principe de suggestion.

Un tel penchant devait les induire à jouir exagérément de toutes les représentations des choses déjà soustraites au conflit vital par l’exécution artiste. Ils s’éprirent, en effet, de tout ce que l’esprit humain avait su, depuis tous les âges, enfermer de beauté dans le dessin des lignes, dans l’éclat des tons, dans la syntaxe des phrases. Ils purent constater dans le Journal : « Nous n’avons aucune des passions qui sortent l’homme d’une bibliothèque, d’un musée, de la méditation, de la contemplation, de la jouissance d’une idée, ou d’une ligne, ou d’une coloration. » Ils devinrent ces subtils connaisseurs, ces initiateurs de génie, par qui furent glorifiées des manifestations d’art tenues auparavant dans l’ombre qu’épaississent autour d’elles les admirations moutonnières. Cette fréquentation des chefs-d’œuvre de tous les temps fortifia sans doute leur enthousiasme pour le Beau et aggrava leur indifférence à l’égard des activités. La contemplation des œuvres géniales du passé n’est-elle pas une des causes principales de cette lassitude et de ce dégoût de l’acte constatés comme un des symptômes de notre époque, de ce divorce prononcé, semble-t-il, entre le sens esthétique et le sens de la Vie, en sorte que, pour les écrivains les plus compréhensifs et le plus vraiment artistes, l’Art semble tenir la place d’une religion exclusive, être un mode occidental du Nirvâna, un refuge hors de l’existence marâtre ? Faudrait-il donc admettre que la vie moderne soit devenue moins digne de nous passionner que celle des siècles anciens, ou que la joie naturelle de vivre ait tari dans sa source ? Ou n’est-il pas plus séduisant d’imaginer que le nouvel univers créé par l’effort spirituel, réfléchi par la vision artiste de l’Humanité, est si resplendissant déjà qu’il rend insensible aux débats obscurs de la Caverne ceux qui l’ont une fois contemplé ? Les Goncourt furent aveuglés par ces clartés ; cette fascination détermina leur enthousiasme qui leur apparut comme un don. Épris de l’univers artiste, ils conçurent et décidèrent qu’ils avaient pour mission de l’accroître ; purs contemplatifs, ils s’improvisèrent exécutants.