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s’y manifeste avec soudaineté par l’intermédiaire de l’Humanité, mais sans exiger d’elle, semble-t-il, ni un labeur douloureux ni les acquêts d’une longue culture. Le romantisme, depuis Gœthe, Byron, Chateaubriand, jusqu’à Lamartine et Hugo, fut, parmi les complexités de notre modernisme, une de ces exubérantes germinations naturelles qui s’épanouirent aussi au xvie siècle avec Shakespeare et la Renaissance italienne, sous le ciel grec avec Homère, et, pour citer un exemple extrême, chez les sculpteurs et graveurs de l’âge de la pierre fixés en cette contrée qui fut depuis l’Aquitaine et une partie de notre Gaule. En ces époques fortunées, la Vie, comme elle fleurissait naguère sur la verdeur des tiges, en la pourpre et l’azur des corolles, fleurit dans les circonvolutions des cerveaux élus en merveilleuses trouvailles, en créations de signes, en mirages d’équivalences. Ce sont là les temps héroïques de l’Art : ils enfantent les êtres de génie. Ceux-ci échappent à l’humanité : un instinct les mène ; ils créent comme d’autres grandissent.

Mais ces éclosions géniales sont rares et ne suffisent pas sans doute à assurer de manière assez vaste la reproduction des spectacles du monde. C’est pour remédier à cette insuffisance que l’Art, après avoir surgi d’un excès de vitalité, va surgir ensuite, semblable à ces lichens envahisseurs des vieux arbres, d’une pauvreté de la sève, d’un défaut de vitalité. Il était fils de la joie. Il va naître désormais d’une lassitude de vivre et d’un dégoût de l’acte qui ne laissent plus de place, en quelques-uns, qu’à la contemplation des décors et des actes extérieurs. Ces êtres que semble avoir désertés le pouvoir d’agir, la Vie, plutôt que de les abandonner à leur contemplation stérile, s’ingénie à les utiliser encore à son service au moyen d’un dernier stratagème. Pour les déterminer à reproduire les images des actes qu’ils n’accomplissent plus, elle exerce sur eux une fascination : les œuvres spontanées et géniales dont la splendeur fulgure dans le ciel de la beauté exaltent l’importance de l’idée d’art et lui confèrent son pouvoir magnétique sur les esprits, tandis que la défaillance de l’énergie, qui abaisse chez ces déshérités le pouvoir des mobiles ordinaires, les fait plus sensibles à l’attraction du principe fascinateur.

Les artistes de ces époques défaillantes reflètent dans leur œuvre les côtés supérieurs ainsi que l’imperfection originelle de cette forme d’art. Désintéressés d’agir, leur unique préoccupation est de voir, en sorte que la perfection de leur attitude esthétique est faite de leur inaptitude aux actes. Mais, tandis qu’ils réalisent ainsi une des conditions indispensables pour la production de l’œuvre d’art, une autre le plus souvent leur fait défaut, et c’est le pouvoir d’exécution. Car ce n’est pas, ainsi qu’aux périodes d’art génial, la fatalité d’un don vainqueur qui les contraint de figurer la Vie par d’ingénieuses combinaisons de vocables, de lignes et de sonorités. Le don fait place chez eux à un engouement. On peut adapter à leur