Page:La Revue blanche, t12, 1897.djvu/507

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
Les Goncourt et l’idée d’art
505
Les Goncourt et l’idée d’art


L’art, fonction de la Vie.

Si quelque fervent d’esthétique entreprenait de composer une Vie des saints intellectuels, il ne pourrait manquer d’y assigner aux Goncourt une place de choix. Car ces deux rares écrivains appartiennent au monde spirituel non seulement par leurs œuvres, mais aussi par leur vie, par l’exemple d’un renoncement universel au bénéfice d’une idée, dont l’ascétisme équivaut à une attitude religieuse. L’art, en effet, pour eux fut une religion. Aussi, tandis que l’œuvre écrite ou rassemblée intéresse la critique, l’œuvre vécue passionne le sens philosophique et convie à une méditation sur l’idée même dont les deux frères furent les dévots. La haute signification de leur attitude consiste d’ailleurs en ce qu’elle n’est pas un fait isolé. D’autres artistes de notre temps ont été possédés d’un pareil enthousiasme, ont prononcé, comme eux, des vœux esthétiques et ont immolé tout souci vital à la joie désintéressée d’exprimer la beauté.

À considérer le culte absolu que l’art suscita en tous ceux-ci, n’est-on pas en droit de supposer qu’il réalise à travers l’homme un des desseins profonds de la Vie ? Si la philosophie allemande nous enseigne que la Vie prouve en vivant sa volonté de vivre, le spectacle de la cervelle humaine, avec ses appareils compliqués qui traduisent l’univers en sonorités, en couleurs, en odeurs, en concepts, nous manifeste que la Vie veut aussi prendre conscience d’elle-même ; mais il semble que son vœu soit plus ample encore et qu’elle prétende, avant de les abolir, laisser un témoignage de la connaissance qu’elle eut d’elle-même ; c’est pour cette fin, il est permis du moins de le supposer, que l’homme exécute l’œuvre d’art. Par elle, reconstituant les apparences des choses et de lui-même au moyen de signes élus, il certifie la conscience que la Vie prit en lui de ses propres spectacles. De ce point de vue, l’œuvre d’art n’est donc pas un accident éphémère ; elle est au contraire marquée d’un caractère de nécessité et tient la place la plus haute au sommet de l’évolution biologique. L’importance de sa mission justifie la diversité des moyens par lesquels elle se réalise ; aussi ne faut-il pas s’étonner de voir le phénomène artiste s’épanouir à deux périodes opposées de la Vie, au temps de sa plus vive intensité et à l’époque de son dernier abaissement.

L’art des premières périodes semble avoir sa source dans la joie et l’ardeur de vivre qui, non assouvies par l’acte, s’exubèrent en le répétant sous mille formes diverses. L’amour de la Vie engendre cette représentation de la Vie. Ces périodes de génialité se rencontrent à diverses dates de l’histoire ; elles ne supposent ni intense développement ni particulier affinement de la civilisation. La Vie