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à laquelle il est parvenu, il a de ses paysages le spectacle complet.

Pourvu par la Folie d’une entière virtualité, le mensonge vital ne lui fit jamais défaut, à mesure qu’il se dérobait à ses yeux sous une forme, se muant fidèlement en une autre. Il évolua ainsi de la Vie instinctive à tous les modes de la vie passionnelle et jamais l’impuissance de se métamorphoser n’interrompit en lui le cours de l’évolution, ni ne le contraignit, avant la chute du rideau à figer la Vie, par un roidissement du vouloir, en un décor prématurément définitif. Cette faculté protéïque le dispensa de l’expédient des religions. S’il séjourna dans leur refuge, elles ne furent pour lui qu’un lieu transitoire, l’écluse où vint affluer l’énergie vitale jusqu’à l’exhausser vers la possibilité d’un nouveau mensonge. À l’issue de la vie passionnelle, le prestige du désir aboli lui fut sitôt compensé par la joie esthétique ; l’art lui paya la vie. Parvenu donc en la région où la volonté renonce à elle-même, tout détachement d’une forme quelconque de la vie lui fut rançonné par la joie de contempler cette forme détachée. Il ne cessa d’être acteur que pour devenir aussitôt spectateur ; toute attitude morale abandonnée fit place à une attitude intellectuelle et tout ce qui fut sa joie ou sa douleur se transposa en plaisir visuel. C’est par cette voie que la Vie individuelle et diverse accomplit sa parfaite évolution et s’éteint de sa fin naturelle, au moment précis où le plaisir même de la contemplation, dernière manifestation de l’activité, se métamorphose en conscience, en une conscience que rien ne détermine plus et que son énormité même abolit.

S’il ne convient pas de donner une recette de la religion intellectuelle, il est permis du moins à l’issue de cette étude qui lui fut consacrée toute entière, d’en rechercher la formule. Or, si l’on observe les modalités coutumières de l’Intellectualisme, depuis sa première genèse jusqu’à son apogée, il semble que son essence réside en ce miracle constamment répété : Transmuer en perception la sensation. Opérant pour l’anéantir sur la joie dernière de la contemplation esthétique, l’ensorcellement de cette métamorphose apparaît donc l’acte définitif par lequel la Vie, se dérobant à elle-même, dissipe la subtile magie qui créait l’illusion du spectacle.

Jules de Gaultier