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La religion intellectuelle
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parvenue à déraciner le désir du monde du besoin et à le transplanter modifié dans le monde intangible qu’elle a formé. C’est elle que nous vîmes, durant les phases précédentes de l’évolution, se fortifiant peu à peu ; — sous couleur de servir le besoin, reculant de plus en plus le jour de son assouvissement et réussissant, avec les passions supérieures telles que le jeu, l’avarice, l’ambition, l’amour de la gloire, à le détrôner et le réduire au rôle d’un roi fainéant, dont elle usurpait en réalité la puissance.

Pourtant elle lui laissait son titre honorifique, et il pouvait sembler encore que tous ses efforts eussent pour but, si lointain que ce but apparût, la glorification et le service du besoin. Or, voici que cette feinte est maintenant rejetée. Le désir ne sera point réalisé, le besoin ne sera pas assouvi. L’Imagination, reine désormais, substitue aux réalités sur lesquelles elle a pris le point d’appui de son élan, la beauté de ses propres mirages. Voici qu’elle cueille, sur l’arbre vivace où il mûrit, l’objet du désir, voici qu’elle le retire du monde réel et avec des matériaux spirituels, les mots, les lignes, les couleurs les sons et les rythmes, en reconstitue l’apparence dans le ciel artiste.

À considérer cette fin, ne semble-t-il pas que l’entraînement progressif de l’imagination sur le parcours du monde passionnel n’eût d’autre utilité que de la préparer à devenir l’instrument parfait de l’art ? Aboutissant à cette hypertrophie, cette longue évolution ne révèle-t-elle point sa signification ? Elle apparaît, la période de gestation après laquelle, le désir des possessions toujours prorogé, couvé et métamorphosé par la ferveur de cette tension vers le futur, va devenir un être et s’objectiver en ce phénomène nouveau qu’est l’œuvre d’art. Mais il a fallu pour que cet enfantement eût lieu que l’être humain renonçât définitivement à réaliser le désir grossi par son imagination. Il a fallu qu’un détachement s’opérât, la rupture du lien ombilical qui attachait à l’ancien mode de la Vie, — au monde des activités, — ce mode nouveau s’individualisant l’Art.

L’artiste, par la mise en œuvre du don qu’il a reçu, pratique donc, soit qu’il le sache, soit qu’il l’ignore, la vie intellectuelle ; et l’œuvre d’art, fille de son cerveau, manifeste par un signe extérieur qu’une phase nouvelle de la Vie est inaugurée. Toutefois l’artiste appartient encore à l’acte par sa faculté d’exécution. Qu’on le dépouille encore de ce pouvoir, que ce goût lui soit retranché et voici un être parvenu au dernier terme de l’intellectualisme et que rattache a la Vie le seul plaisir de la contemplation esthétique. Nous ne pouvons rien voir au-delà puisque supprimer ce plaisir, c’est rompre le dernier lien qui met en rapport le sujet avec l’objet, c’est défaire les conditions du phénomène Vie tel que nous le connaissons et tel seulement qu’il peut être connu.

Ainsi l’être en qui se développe la religion intellectuelle sous cette forme dernière de la contemplation esthétique, est le représentant de la Vie parvenue à son apogée après avoir suivi le mode normal de sa croissance. En lui toutes les phases de l’évolution ont été élaborées et du sommet de la vision sereine