Page:La Revue blanche, t12, 1897.djvu/25

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
La religion intellectuelle
23

lui offrira l’asile de ses promesses et substituera à un mensonge vital irréalisable ou étiolé, un nouveau mensonge indestructible. Elle intervient ainsi comme phénomène d’utilité. Elle est une attitude de défense adoptée par la sensibilité qui, impuissante à se transformer, se rétracte au contact de la douleur ou de l’ennui et, tandis qu’elle fait mine de se réfugier en une croyance chimérique, en réalité se nie et parvient à s’abolir sans souffrance. Par un mécanisme coutumier, le moyen s’érige en sa propre finalité. La compression immédiate du désir, prescrite comme moyen de réaliser le désir, devient par l’accoutumance de l’exercice sa propre fin à elle-même et réalise l’abolition du désir. Et toujours le phénomène religieux a cette même signification, soit qu’il se produise à l’issue des phases les plus élémentaires de la Vie, soit qu’il éclose à l’issue des plus complexes, — qu’il se propose en lieu d’asile à la faiblesse de l’esclave humilié, au désespoir d’un Rancé ou à la lassitude d’un Charles-Quint. Toujours il intervient pour retirer, ainsi qu’en un garage, hors la voie droite de l’évolution tous ceux qui ont épuisé leur pouvoir de se transformer avant d’avoir épuisé toutes les métamorphoses de la Vie. Qu’on imagine un service d’ambulances, ramassant sur le champ de bataille et emportant sur des civières, les combattants blessés, avant la fin de l’affaire.

On a noté déjà que toutes les religions biologiques, autres que l’intellectuelle, demeurent confinées dans la région des actes. Ce fait apparaît avec évidence en toutes les religions inférieures, fétichisme, religion de Mahomet, catholicisme ou protestantisme. Car, parmi celles-ci, les plus élevées n’ordonnent jamais qu’un renoncement provisoire à la volonté ; elles nient seulement l’opportunité du désir, non le désir lui-même, qui ne semble proscrit temporairement qu’au profit de lui-même et en vue de sa réalisation plénière en un royaume futur. Et il importe peu que le désir soit reconstitué en cette région imaginaire sous les formes mêmes qu’il revêtait dans la vie ou sous les espèces d’une sensation de bonheur indéterminé. Le rêve du fétichiste qui anime son paradis de joies précises, — chasses victorieuses, massacres d’ennemis, rythme des danses qui miment le rut, — et le rêve plus circonspect du moine occidental qui s’en tient à espérer au-delà des données connues de la vie un bonheur indéfinissable, l’un et l’autre rêve, ne visent que l’assouvissement du vouloir. Mais d’autres religions plus hautes, le bouddhisme et le christianisme essentiel semblent échapper à cette catégorie ; car elles prêchent un renoncement définitif à la volonté individuelle mère des actes ; elles visent son anéantissement total sans espoir d’une résurrection triomphale du désir. Aussi diffèrent-elles des précédentes qu’en ce qu’elles relèvent d’une sensation plus violente de la douleur qui leur fit prendre en haine la Vie et toutes ses manifestations. Cette haine, à la vérité, les exhaussa jusqu’à imaginer la formule d’un suicide métaphysique. Mais si, réprouvant le désir et l’acte, elles résolvent de mettre fin à la Vie, c’est précisément parce qu’elles sont impuissantes à concevoir de la Vie une autre modalité. C’est pourquoi ces religions malgré la beauté qui les distingue,