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tout d’abord qu’une contrainte soit imposée à autrui. Mais bientôt la condition du plaisir va prendre la place du plaisir et voici que l’orgueil de dominer ne consiste plus en la satisfaction même du besoin, mais en un acte d’imagination : la considération de l’énormité des jouissances que pourraient procurer tant d’activités asservies. De même l’avare et le joueur essentiels ne métamorphosent jamais en une idéalité le signe représentatif qu’ils ont amassé ou conquis ; car ce serait diminuer leur pouvoir de se procurer dans l’avenir ces réalités, atténuer par conséquent sur l’heure l’intensité de leur jouissance virtuelle. De là la fureur de ces passions que ne limitent jamais les assouvissements et qui, aiguisées par les privations, s’exaspèrent à l’infini. Et que dire enfin de l’amour de la gloire, de cette passion fastueuse et chimérique qui, abolissant le temps, perçoit les clameurs laudatives des siècles devancés, coquillage aux lèvres de nacre emplissant les oreilles du bruit nostalgique des houles lointaines. Et quel abîme déjà de la bête humaine primitive à cette bête de gloire !

Pourtant, quel que soit le degré de raffinement de ces passions, les plus quintessenciées ont ceci de commun avec les plus rudimentaires qu’elles ont pour support le désir et la promesse de sa réalisation par l’acte. Il n’est entre elles que des différences de degré, non de nature. Un même assouvissement semble toujours en jeu, dont l’imagination plus ou moins tendue fixe l’échéance plus ou moins proche.

Il en est de même de toutes les religions biologiques autres que l’intellectualisme, que l’on peut nommer, pour cette raison, les religions de l’acte. Comme les passions, elles ne semblent jamais avoir en vue que l’acte ; comme elles, elles n’interviennent que pour en proroger la réalisation. Elles se distinguent en ceci : tandis que les passions supérieures assignent à cette réalisation une date temporelle, les religions lui assignent toujours une date posthume. Cet artifice fait leur force ; en situant en un lieu inaccessible, hors la Vie, le refuge qu’elles ouvrent au désœuvrement du rêve, elles se placent à l’abri des déceptions et défient le contrôle de l’expérience. Leur mécanisme aussi est semblable ; il est mis en mouvement par un acte d’imagination. Aussi dès que l’imagination est née, les religions peuvent-elles se former, et de fait, leurs lieux d’asile commencent à s’élever à l’issue même de la phase instinctive de la Vie. C’est dire qu’on les trouve également à chacune des issues multiples du Monde passionnel. En tous ces postes, leur rôle est pareil, et elles ouvrent leurs portes à des êtres soumis à des conditions identiques. À quelque degré de l’évolution biologique qu’un être soit parvenu, s’il est incapable d’une nouvelle métamorphose, si toute virtualité est épuisée en lui, il réalise la condition nécessaire à l’éclosion du phénomène religieux. Toutefois, cette condition nécessaire n’est pas suffisante ; encore faut-il pour susciter cette germination que l’une ou l’autre survienne des deux circonstances que voici : ou que cet être, ayant reconnu l’impuissance de sa volonté à lui procurer l’objet de son désir, souffre ; ou, qu’ayant au contraire rassasié son désir, il cesse d’en retirer joie. Dans l’un et l’autre cas la Re-