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Quatrième lettre de Malaisie
Jupiter, octobre 1896.
Palais des Hôtes.
Mon cher ami,

… Je me rappelle celui dont vous parliez et qui, durant vos vacances de lycéen, s’acharnait à gâter les heures par le nombre de ses questions relatives au problème des trois fontaines, ou à la rencontre de deux locomotives parties à des minutes successives et munies de vitesses différentes. Il éprouvait votre savoir en interrogeant sur les longitudes et les latitudes des îles, sur la classification des insectes. Pareils à ce parent, ceux d’ici ne distribuent que des propos de pédanterie. La beauté d’un décor naturel les excite à quantifier la valeur des pigments, la courbe des lignes, la radiation de la chaleur et de la lumière. Un nuage passe. Je dis : voici un nuage. On me réplique en estimant la densité approximative de sa vapeur et en calculant sa célérité. Un tiers renchérit. Il communique une hypothèse sur la formation des vents. Cinq ou six théories se croisent. On crie. Quelqu’un résout la question par l’algèbre. Des textes sont cités. Les voix aiguës des femmes percent le nom des chiffres. Je reste ahuri de mon ignorance, parmi ce tapage de méthodes d’ailleurs contradictoires.

Pas plus que nos institutions politiques, leurs institutions scientifiques n’établissent l’accord parfait entre leurs âmes. Dans la ville de Diane, m’assure-t-on, un groupe d’ouvrières avides de connaître l’astronomie commence à prouver que la terre et le soleil demeurent immuables. Le mouvement en général ne serait qu’une illusion des sens. Vous pensez bien que je ne vous rapporterai pas dans cette lettre les raisons avancées par les jeunes personnes. Mais elles semblent conquérir très vite une multitude de croyants. Ah ! cette pauvre planète. Avant Galilée, c’était le soleil qui bondissait au-dessus d’elle, d’orient en occident ; depuis Galilée, c’est elle qui valse autour de l’astre. Demain il sera démontré que ni l’un ni l’autre ne dansent, et cela par les adeptes pratiques de la philosophie positive qui s’appuyait, elle, sur l’immuabilité du savoir.

Donc, ici comme en Europe, les luttes, les concurrences, les rivalités, l’acrimonie et la haine ne se dérobent pas au scrupule de l’histoire. Seulement le motif a varié. Ni pour la conquête de la femme, du luxe, ni pour l’ambition, l’humanité ne se déchire. Le besoin spirituel de certitude agite aussi durement les convoitises que nos besoins matériels. Le gouvernement tombe lorsqu’une nouvelle découverte dément par son évidence les assertions théoriques qu’il soutenait.

En cette ville du Pouvoir, Jupiter, les oligarchies se succèdent assez rapidement. Leur durée moyenne est d’un an. Cruauté en moins, leur façon de régir l’Etat se rapproche de celle usitée par le Conseil des Dix, à Venise. Dès qu’une inven-