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Aux restaurants publics, elles mangent avec plaisir, mais hâtives. Ce sont de vastes serres encore, pleines de fleurs et d’arbustes et sablées d’écarlate. Les tables occupent des sortes de bosquets. Elles sont à deux, à trois, à dix et à vingt couverts. Par ce plafond de verre jaune et rouge, le jour se répand, traverse des velums blancs. Des orgues mécaniques chantent dans les sous-sols : et leurs grandes voix se développent à travers les séries de sveltes colonnes métalliques à revêtements de faïence où paradent des oiseaux émaillés.

Il y a toujours du silence, des sourires, un murmure, point de propos bruyants. La franchise de la lumière laisse paraître aux figures des femmes toutes les petites flétrissures de l’âge, d’autant que nulle ne semble user de fards ni de cosmétiques. Leurs cheveux raides, gonflés par des eaux hygiéniques, enodorent assez finement. Mais les tannes déparent leurs peaux rudes et sombres. Peu de blondes subsistèrent aux mélanges des races durant trois générations ; mais il se rencontre des chinoises avérées, aux yeux malicieux, aux gestes mièvres, à la petite taille, des malaises lentes et sournoises. Ce monde s’étire avec nonchalance dans de larges fauteuils de bambou et de joncs tressés. Les domestiques mâles ou femelles ne se distinguent pas des dîneuses au moyen du costume. Ils apportent les mets dans des terrines closes, la boisson dans des cruches simples. On boit, au cristal des coupes, certaine eau miellée et des bières capiteuses, du thé froid, des sorbets fondants. Dans une vaisselle de métal pareil à l’or, on mange des pâtés exquis, des chairs froides, des gelées, des volailles. Pour éviter l’odeur des sauces, les cuisines n’apprêtent rien de chaud. Du reste les narines de ce peuple sont devenues fort susceptibles. Personne ne souffre la moindre émanation. Les effluves de grillades et de rôtis qui nous réjouissent leur donneraient mal au cœur. Mais on se partage avec appétit des salades, des tomates, des piments, et une grande variété de fruits que le climat favorise sur les espaliers. Point de légumes cuits. Ces pâtés, ces volailles, ces rosbifs sont donc servis en terrine par les « commis à la bouche ». Loin des villes, au fond de fermes isolées, une classe décriée de femmes prépare et cuisine ces victuailles. Les soldats font le service des abattoirs dont ne se chargeraient pas les honnêtes gens. Les cuisines, à ce que j’ai compris, sont des sortes de prisons pour femmes.

Au-dessus du restaurant, dans les étages élevés, des machinismes simples et rapides pincent les assiettes, les présentent à des jets d’eau bouillante, les font tourner vivement dessous, les glissent dans les fours séchoirs, d’où elles ressortent nettes et claires, beau métal pareil à l’or. Deux surveillantes appuient sur des leviers, à manches de porcelaine, sur des boutons, et, automatiquement, le nettoyage de plusieurs centaines de plats s’accomplit en moins d’une heure sans salir l’ongle d’une seule servante. Ah, me voici loin de notre famille européenne, de son foyer, de la bonne odeur de la soupe et de nos relaveuses. Finie l’existence modeste et simple, un peu crasseuse, de notre vieux monde. Ici les serveurs nous reçoivent en camarades polis. Il n’est point permis de leur adresser directement une observation