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monnaie, tout échange commercial est proscrit sur le territoire de la Dictature ; et pour me prémunir contre la faiblesse humaine, on m’a conduit dans un magasin, on m’a revêtu d’un habit pareil à celui du sénéchal, en sorte de soie sombre, d’une culotte semblable à celles de nos cyclistes, de bottines et de molletières en cuir crû. Sur ma tête on adapta un chapeau de feutre. Dans une valise on plia tout un trousseau ; et je fus confié aux soins de deux personnes que leurs intonations seules dénoncèrent pour des femmes, leur costume ne les différenciant pas des hommes, non plus que leurs cheveux coupés en rond jusqu’aux oreilles, et rabattus sur le front comme ceux des pages au quatorzième siècle.

En vain je demandai la permission d’emporter ma boîte à cigares. Mes gardiennes déclarèrent que l’alcool et le tabac n’avaient point droit de cité dans le pays. Je ressens avec malaise cette privation.

Le train qui nous conduisit d’Amphitrite à Minerve, en cinq heures, marche avec une rapidité vingt-cinq ou trente fois plus grande que celle de nos express. Les wagons sont des salles vastes, munies de larges baies de verre où défile toute la perspective du pays équatorial embu de vapeurs lourdes qui s’élèvent sur les régions marécageuses. Des divans profonds garnissent les parois. Le système d’éclairage et de chauffage par les plaques rougies à l’électricité rend confortables les heures. Aux gares, les gens montent sans contrôle. Ils sont vêtus de façon pareille. Ils parlent très peu ; s’entendent par signes. Ils semblent recueillis, graves. Les femmes sont virilisées presque entièrement. Les mains dans les poches de l’habit, les jambes croisées elles rêvent. De temps à autre la voix du phonographe annonce une nouvelle ; le conducteur du train prenant à chaque gare une série de plaques qu’il glisse dans l’appareil. Comme à Londres, les femmes et les hommes ne semblent pas se désirer. Ils ne se déshabillent point du regard. Leurs yeux ne marquent pas de connivences. Les femmes mettent plus de sucre dans leur tasse à thé ; les hommes crachent dans leurs mouchoirs avec plus de bruit. Ni distinction de gestes, ni grossièreté de manières ne placent en évidence l’une ou l’autre. Égaux par l’éducation, aussi bien que par l’habit, on ne peut dire s’il est parmi eux des inférieurs. Le fort s’efface devant le faible, le grand devant le petit, l’homme mûr devant la femme, l’enfant, le vieillard. C’est tout.

Au conducteur du train, aux employées, personne ne parle avec impatience, mais au contraire avec des formules de politesse très humbles. Mes compagnes, au dîner, aidèrent la fille de service par une complaisance toute fraternelle ; et celle-ci les traita familièrement, leur dit des choses drôles. Mes manières différentes parurent choquer autour de moi surtout lorsque je priai la fille de ramasser la serviette. Elle rougit extrêmement, m’obéit et se détourna non sans évidence de son mépris, de son indignation. Mes compagnes m’excusèrent sur ma qualité d’étranger.

On ne voit ni gros, ni maigres, ni infirmes, ni vieillards trop âgés, ni enfants trop jeunes, ni mères accompagnées de pro-