Page:La Revue blanche, t11, 1896.djvu/408

Cette page a été validée par deux contributeurs.

cheuses où des sapins et la brousse se hérissent. Vers midi nous aperçûmes, après avoir doublé un petit cap intérieur, les blancheurs de la ville qui se nomme Amphitrite.

Le sémaphore nous fit signe de stopper, annonçant une embarcation et un message. Nous obéîmes.

La ville est joliment installée, en gradins, sur le flanc de la montagne. Les quais bas ne semblent point destinés à l’accueil de grands navires. Cela s’explique, les aérostats remplaçant la marine. Des fanaux électriques bordent un boulevart. Les maisons basses ont des arcades de pierre, sous lesquelles circule une foule en habits à la française du dix-septième siècle. Elle nous examina de loin, sans dépasser une sorte de limite idéale, bien que nul agent de police ne parût la retenir. Nous vîmes plusieurs grandes voitures automobiles. Un carillon délicieux précéda la sonnerie de l’heure. Du soleil qui survint révéla les façades dorées ou argentées des maisons, des portiques en faïence bleue, sous lesquels dansent des gerbes d’eau jaillies d’une vasque. Les arbres et les végétations dissimulent beaucoup les perspectives.

Un canot sortit d’un bassin. Il avança mû par une force cachée, mais puissante ; son étonnante rapidité nous surprit. À l’avant, une figure de chimère poussait l’eau de sa poitrine à écailles de faïence verte. Nous eûmes à peine le temps de hisser le pavillon espagnol. Une grande ombre voila le ciel, au-dessus de nos têtes ; et nous vîmes un aérostat descendre entre les parois du fjord que frôlaient ses énormes ailes. De la dunette inférieure, pendait sur nous, au bout d’une chaîne, une torpille monstrueuse. Le cuivre pointu du détonateur luisait.

Ce fut sous cette autre épée de Damoclès que je reçus, à la coupée, le magistrat du canot.

Il gravit l’escalier lestement malgré les soixante-dix ou quatre-vingts hivers qui avaient blanchi ses courts favoris ras. Maigre petit vieillard, à la lèvre nue, il me salua de son feutre mousquetaire assez impertinemment, laissa voir une seconde un toupet de neige surmontant une soyeuse chevelure ramenée aux tempes, et se recouvrit. Derrière lui cinq hommes surgirent, en habit bleu de roi, et haussant plusieurs enseignes dont l’une était un coq d’or aux ailes étendues, l’autre les armoiries byzantines inscrites déjà sur les lingots rectangulaires de leur monnaie, la troisième deux mains, l’une d’or, l’une de fer, enlacées entre deux palmes. Cela au bout de hampes écarlates. Je considérai mon minuscule interlocuteur, son ample habit Louis XIV en soie grise, ses culottes larges disparues sous la veste de piqué blanc, ses petites jambes impatientes dans des guêtres de maroquin fauve boutonnées jusqu’aux genoux.

« — Monsieur, me dit-il, en français, vous ignorez sans doute chez qui vous êtes. Depuis cinquante-trois ans, nul Européen ne fut admis dans la baie. Pour vous, les torpilles qui renforcent la ligne de brisants furent neutralisées. Le temps nous a semblé venu de laisser connaître à quelques-uns les agencements de notre colonie. Ce petit livre que je vous remets vous instruira sur les origines de notre œuvre. Nous sommes des français qui s’expatrièrent pour fuir un régime d’iniquité et de bon plaisir.