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personnes, qui varient elles aussi, du commerçant, de l’employé et de l’homme de lettres au portefaix, à l’ouvrier et au paysan du fond des provinces.

Ceux qui arrivent des provinces égrènent la noire litanie des horreurs commises depuis plus d’un an dans toute l’Arménie. La plupart ont vu la mort les frôler, les étreindre, et c’est par miracle qu’ils y ont échappé ; plusieurs ont passé par les aventures les plus étranges, ont connu la faim, les longues errances dans les montagnes, les fuites folles, avec les peines, les périls et la dure misère. Ils ont assisté aux pires abominations. Leurs histoires, variées dans les détails, se ramènent aux quelques thèmes généraux que l’on connaît et qui sont devenus presque banals : les égorgements, les tortures, les incendies, les viols et les pillages. Mais tels récits se détachent sur l’uniformité de l’ensemble ; un homme de Diarbékir fit frissonner le public qui assistait à la réunion de l’Armée du Salut, en racontant ce qu’il avait vu et ce qu’il avait souffert. Il raconta l’histoire d’un bey kurde, qui s’était fait un harem avec une quarantaine de jeunes Arméniennes enlevées et qui, un beau jour, les tua une à une de sa propre main, parce qu’elles n’avaient pas consenti à danser devant lui toutes nues ; il dit qu’en plein jour il avait vu des Turcs et des Kurdes outrager des femmes dans les rues, puis les égorger et les dépecer avec rage ; il avait vu des Turcs violant des cadavres de femmes. Il raconta comment lui-même avait perdu toute sa famille, excepté sa petite sœur, qu’il avait sauvée en passant des jours et des jours dans les montagnes ; il avait réussi à l’amener avec lui jusqu’à Paris ; et lorsqu’une dame française lui proposa d’adopter la petite, ce grand gaillard supplia, les yeux mouillés, qu’on ne le séparât du seul être qui lui restait du pays, de la famille, de la maison…

La grande peine, d’ailleurs, de tous ces malheureux exilés, c’est, plus que la misère, plus que les souffrances et les persécutions, la douleur d’être séparés du doux sol natal et du toit si tendrement aimé.

Ceux qui arrivent de Constantinople racontent l’immoralité de la police, la fanatique férocité des Kurdes et de la populace turque, leur soif atroce de rapine et de sang chrétien, et la terreur de tout un peuple condamné à mort par un sultan en délire. Ils ont entendu des hommes de police gronder les assassins de ne pas travailler assez scrupuleusement ; ils ont vu un vieux mollah aux cheveux blancs, les manches relevées jusqu’au coude, affolé de fureur fanatique, broyer des crânes d’enfants sous ses talons, enfoncer des doigts dans des ventres déchirés de ghiaours ; ils ont vu des portefaix turcs, aspirant au Djennet, coller leur bouche sur de la chair chrétienne, fendue pour y boire le sang ; ils ont vu les assassins poursuivre les fuyards sur les toits, les y assommer à coups de gourdin et les jeter dans la rue ; dans le grand massacre de Haskeuy, les Turcs se sont attardés à étrangler un vieux paralytique dont ils ont lancé le corps défiguré dans la rue, comme un paquet ; sur le pont de Stamboul, un père de famille a été entouré d’une bande de tueurs qui se sont amusés à l’écarteler lentement, à le mettre en morceaux qu’ils ont ensuite jetés à la mer.