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qu’ils avaient vues ou subies, puis chantèrent les chansons de leur pays.

Il en viendra encore. C’est en masse qu’ils ont fui la Turquie. Ils viennent de tous les côtés de ce pays qui leur est devenu inhabitable ; ils arrivent des provinces, ils arrivent de Constantinople. Et c’est la partie la moins nombreuse qui passe par la France ; la plupart vont en Égypte, en Russie, en Perse, et surtout en Bulgarie et en Grèce : dans ces deux derniers pays, ils ont trouvé un accueil d’une chaude fraternité, à cause sans doute que ces deux peuples se sont souvenus des souffrances analogues qu’ils avaient eux-mêmes endurées dans le passé par les mêmes mains barbares, et que les deux gouvernements ont eu la sagesse d’apprécier les forces enrichissantes et productrices que ces travailleurs leur apportent.

Cela continuera, tant que la situation restera la même en Turquie. C’est une exode. La chose n’est pas nouvelle pour les Arméniens. Plusieurs fois elle s’est répétée dans leur histoire. Elle commença dès le ve siècle, immédiatement après la conversion du peuple arménien au christianisme. Persécutés dans leur pays où toutes les hordes se croisaient, les Arméniens émigrèrent jadis partout où ils pouvaient trouver une vie libre et les moyens de travailler. Ils sont allés aux Indes et en Chine, à Rome et à Byzance, en Hongrie, en Autriche, en Italie, en Russie, en France et en Amérique ; partout ils ont réussi à se faire une brillante situation. Mais toutes ces veilles émigrations, qui ont été plutôt utiles à la race en l’assouplissant aux diverses civilisations et en la plaçant dans des milieux plus favorables à l’épanouissement de ses facultés, ne furent que partielles. La grande partie de la race restait chez elle, continuait à lutter, obtenait même une demi-indépendance dans telle région du pays, conservait sa vie collective.

Cette fois, c’est l’exode générale. L’Arménie tout entière ayant été enveloppée d’un vaste réseau de mort, les échappés à l’extermination prennent la fuite de tous les points de l’Empire.

Cela n’amènera pas la mort de la race ; devenue dure à la peine par une longue et douloureuse expérience, elle pourra toujours, comme elle l’a fait jusqu’ici, bien qu’éparpillée par le monde, se conserver par la force latente de travail et de création qu’elle porte en elle.

« Plante qui a toujours ses racines dans l’eau », disent les Turcs pour symboliser l’indestructibilité de l’Arménien ; ils devraient dire : dans le sang. Et, malgré tous les coups de couteau, elle ne mourra pas, la plante aux mille racines, la plante ruisselante de sang et, par là même, toujours régénérée. Mais ce sera, si cette exode générale continue, la désorganisation de la vie collective de la race, qui sera partout, excepté chez elle ; ce sera la démolition du grand édifice de la vie nationale arménienne, fait avec des siècles de travail, de patience et d’amour.

Les émigrés, qui ont passé par la France, apportaient avec eux des histoires, des souvenirs, des visions de l’affreuse tragédie à laquelle ils ont assisté. Les histoires varient selon les