Page:La Revue blanche, t11, 1896.djvu/373

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
370
la revue blanche

II

Récit de Doublemain

J’ai vu le vizir Assaf errer son cimeterre à la main autour de la salle de cristal, car la salle a trois cent soixante-cinq portes, et il ne sait par laquelle j’entrerai pour aller vers son maître. Je ne veux pas tout de suite prendre l’âme de Salomon, mais je voudrais quelque chose qui émane de lui et participe de sa sagesse et de la splendeur de son corps. Je veux avec mes ciseaux verts cueillir une touffe de la candeur de sa barbe, du moins : puisque son crâne ferme comme une voûte polie le cellier de son cerveau, où des djinns savants brassent son intelligence. Mais quand j’aurai avec mes ciseaux tranché ce tentacule visible de l’esprit du roi des prophètes, la feuille de laquelle pend le principe de sa vie croulera de l’arbre Sidrat-Almuntaha, l’oiseau vert absorbera son âme et son corps astral naviguera à l’ombre de mes rames sur les eaux calmes qui encorbellent le paradis des croyants. Plaise à Dieu que cette satisfaction me soit laissée, et que je ne trouve pas en frappant à l’une des portes de la salle de cristal — je préférerais croiser mes ciseaux minuscules contre le cimeterre circulaire du vizir — le cadavre étendu sur le parquet transparent, l’âme envolée vers les hauteurs où perche le simurg, et le corps astral flottant dans l’air mobile pour venir s’asseoir à l’avant de ma barque, derrière moi, m’avertissant par son poids léger mais sur ma barque encore plus frêle, qu’il faut que je raine vers la justice d’Ankir et Menkir.

III

Récit de Balkis

Mon guide m’attendait dans la barque pareille à la carapace d’un escarbot desséché. Et je n’ai point vu d’abord le marais, semblable à la robe d’un paon vert, à cause des myriades pressées des yeux des lentilles, et je n’ai point vu la face de mon guide, non plus qu’il n’a vu la mienne. Son dos m’est apparu lamé de bronze, ou couvert d’écailles très semblables à des feuilles de myrte, comme sont celles de la couleuvre. Et ses bras très longs se perdaient dans l’eau latérale, comme si le grand escarbot des marais, dont la carapace était notre barque, eût ramé avec la paire médiane et velue de ses pattes. Et après la vision de son dos vert, des hommes rouges à ligure d’oiseau et aux robes droites passèrent successifs devant mes yeux des deux côtés de la barque, et par plusieurs fois ils l’appelèrent Doublemain.

Et avec le mouvement je perdus l’eau et la fin de la croûte des lentilles, à quoi succéda une glace plus mobile.

Des êtres tels que des œufs de mercure solide écrivaient et décrivaient tous les nombres et le signe de l’infini, glissant leurs éclairs sur la tôle de sable. Je détournai vers eux mes regards du rameur, et réapparurent les hommes rouges. L’un dit : « Doublemain ! que portes-tu dans ta barque rongée ?