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toujours aussi, monotone et obsédante comme un refrain, revenait l’idée du danger que couraient ces grêles enfants, dans cette eau pour eux trop large et trop profonde.

Alors, comme si cette obsession eût suffi à remuer au fond de son âme tout un abîme de peines cachées, peu à peu revenaient en lui les souvenirs de toutes les amertumes de sa vie. Il se rappelait sa jeunesse laborieuse, les durs, durs travaux des fermes et des champs auxquels il avait été assujetti à un âge où tant d’autres ne connaissaient encore que la liberté et le jeu ; puis, ses quatre ans d’esclavage militaire, et, après son mariage, des années de labeur de plus en plus accablant, la lourde tâche quotidienne. Jamais il n’avait eu d’entière indépendance, de vrai repos, jamais un de ces jours de liberté et d’insouciance complètes, dont son gamin de cadet jouissait si surabondamment.

Et, graduellement, à ressasser ces souvenirs, ces idées, une sourde colère montait en lui, un besoin le prenait de voir souffrir par d’autres ce que lui-même avait souffert. Pourquoi ce petit vaurien serait-il plus heureux que lui ? Pourquoi ne porterait-il pas sa part de la charge commune, comme ses parents, comme ses frères ? Pourquoi n’y aurait-il pas pour lui aussi des devoirs à remplir, un joug à porter ? Ah ! non, c’était trop à la fin ! Cela devait changer, et sans retard. Il allait forcer le petit au travail, lui interdire cette vie vagabonde et sauvage, lui défendre, formellement lui défendre cette hideuse et stupide chasse aux grenouilles. Il le fallait, c’était décidé : le respect de son autorité, son devoir de père le lui commandaient.

Il avait achevé sa tournée, il revenait vers sa demeure, les sourcils contractés, en proie à un mécontentement plus aigu, à une irascibilité grandissante. Lentement le soleil baissait à l’occident, inondant les épis penchés d’une lumière d’or, tandis que, dans le ciel immobile, s’amoncelaient des nuages cuivrés, lourds d’orage. Une moite sueur perlait maintenant sur le front du barbier ; de temps à autre il regardait vers le sud, où de lointains grondements s’éteignaient, en échos affaiblis.

Et, sous les lourds nuages, il eut encore et encore, en une vision plus nette, le révoltant spectacle, la tuerie des grenouilles. La scène, dans son imagination agacée, prenait une vivacité de contours extraordinaire, les grêles corps des gamins se détachaient livides, avec une acuité presque spectrale, sur le fond noir et remué de l’onde : la scène apparaissait plus cruelle, plus barbare, une scène d’enfer et de martyre, tandis qu’en même temps la sensation de danger qui s’en dégageait devenait angoissante, accablante, pareille à un cauchemar vécu, pareille à la gestation vertigineuse d’un malheur qui allait éclater.

Et, soudain, comme il apercevait au loin les noires futaies du parc derrière lesquelles se cachait sa chaumière, le pauvre barbier se sentit pour ainsi dire agrippé, étranglé par une émotion indicible. Cela s’imprima brusquement dans son cerveau.