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recherchaient pas d’ailleurs. Les nombreux garçons bouchers qui sillonnent cette place à toute heure du jour, ne semblèrent pas les voir, et, en réalité, ne les virent point. Car, malgré leur carrure antique, leur chevelure et leur visage de lutteurs, leurs oripeaux farouches et maculés d’une pourpre héroïque, les bouchers sont de dignes enfants du siècle. Leurs yeux, éduqués par la raison, n’admettent, ne reconnaissent, et ne voient même que les phénomènes scientifiquement expliqués. Il arrive d’ailleurs communément que des touristes, appartenant au meilleur des mondes merveilleux, passent ainsi inaperçus dans la grande ville. Ils en profitent pour visiter tranquillement les églises et les musées. À l’aide d’anneaux et de talismans, qui les dirigent presque aussi sûrement qu’un Baedeker, ils trouvent imperturbablement le chemin qu’il faut prendre, le véhicule à choisir, et, dans les expositions de tableaux, les œuvres d’art qu’il est bon d’avoir admiré.

Ce n’était pas cependant pour une excursion de ce genre qu’Adonide et Alysson, descendaient la rue de Flandre, au pas de leurs montures. S’ils regardaient curieusement les passants et les devantures, c’est que désireux de se distraire, et n’ayant rien à visiter à Paris, ils cherchaient un « sujet » pour une petite expérience de psychothérapie magique. Leurs regards tombèrent sur Bubu et la Toque qui étaient restés sur leurs chaises, retenus à cet endroit par la tristesse de leur situation, de plus en plus inextricable. Ils faisaient une mine si piteuse, qu’Adonide voulut s’enquérir du motif de leur désespoir. Elle s’approcha donc du trottoir et, de la longue tige d’ébène qui lui servait à la fois de cravache et de baguette de fée, elle toucha l’épaule de Bubu et l’épaule de Tocquin. Ce simple attouchement dessilla les yeux des deux compagnons.

L’ahurissement qu’ils ressentirent fut si comique que l’enchanteur s’en éjouit. Bubu roulait des yeux énormes et la mâchoire inférieure de la Toque pendait, comme décrochée. Adonide, sans s’émouvoir, lui posa la ques-