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RÉDEMPTION


Parmi les voitures de bouchers, débordantes de linges sanglants, un gros omnibus descendait la rue de Flandre, en allant de droite et de gauche, dans un lourd trot menaçant. Et l’on entendait parfois la plainte rauque du tramway d’Aubervilliers, noir et jaune, qui filait tout droit, au ras de la chaussée, et semblait pousser devant lui ses deux chevaux gris osseux. Sur les trottoirs se pressaient des ouvriers, revenant du travail, et les vestes bleues croisaient ou dépassaient les vareuses sombres.

Indifférents à la douceur de cette fin de jour, Léon, dit Bubu, et Tocquin, dit la Toque, attablés à la terrasse d’un troquet, considéraient tristement la diminution progressive de deux absinthes. Ces deux compagnons ne revenaient pas du travail et ne rentraient pas, comme les autres, au logis, car ils n’avaient ni travail ni logis. Pour tout dire, La Toque et Bubu étaient de ces jeunes parisiens, dont la profession, jalousée et dénigrée par leurs concitoyens, consiste exclusivement à être aimés. Pour l’instant, ils étaient victimes de la générosité exagérée du gouvernement qui, depuis la veille, avait pris à sa charge la nourriture et le logement de leurs maîtresses. Ils se seraient écriés volontiers : plus d’amour, plus de ressources, partant plus de joie — la joie, chez ces jeunes hommes, n’étant pas une conséquence directe de l’amour.

La Toque était blond, pâle et mince, avec des yeux gris songeurs. Il laissait pendre, collé à sa lèvre dédaigneuse, un papier noirci, vestige éternel d’une cigarette. Bubu