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pratique existait donc en fait, lorsque Bacon et Descartes renouvellent la philosophie ; mais elle n’était pas sortie du domaine de l’empirisme. Ce sont les progrès scientifiques qui amènent la transformation du problème philosophique. On veut prouver la légitimité et la possibilité de la science pratique. — C’est là une des grandes révolutions de l’esprit humain. — « Savoir, c’est pouvoir, » dit Bacon, et Descartes croit qu’on peut trouver une philosophie pratique, « par laquelle, connaissant la force et les actions du feu, de l’air, des astres, des cieux, et de tous les autres corps qui nous environnent,… nous pourrions les employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature… »

Cette idée de prise de possession de la Nature, de domination est bien éloignée du point de vue d’Aristote, qui disait au contraire : il faut avoir pour savoir, ton eídénai chàrin.

Ainsi cette idée de la science purement contemplative paraît bien être le caractère distinctif de la philosophie grecque. Les progrès incessants de la science moderne ont changé les conceptions que la pensée antique avait pu se former sur le monde. Les savants nous ont révélé, peu à peu, un Univers nouveau et ont mis en notre pouvoir les forces de la Nature. De là sont résultées deux conséquences importantes : La science est devenue pratique et elle prend un développement que l’on peut presque concevoir sans limites ; — enfin la philosophie qui n’est, après tout, que le savoir humain dans sa plus haute généralité, a dû s’orienter vers les buts fixes par la science et modifier ses points de vue. Les spéculations sereines à la recherche du divin dans le monde ont fait place à des préoccupations d’un ordre plus positif, et, en quelque sorte matériel, c’est l’originalité et l’honneur de l’antiquité grecque de n’avoir attaché qu’une récompense idéale à la recherche scientifique. La science pour elle-même, tel est le but très haut et désintéressé qu’elle a proposé à l’activité intellectuelle de l’homme.

Jean SORBON.