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entre un chromo militaire et une gravure où Paul abritait Virginie. Les reflets du soleil couchant doraient le papier des murs ; d’uniformes fleurettes rouges et vertes, criant, symétriques, sur un fond bleu-clair. Dans un coin, une vieille machine à coudre levait un de ses pieds et sur une table de bois blanc, traînaient une cuvette, un verre, un encrier et un petit cahier de papier. Deux malheureuses chaises de paille se faisaient vis-à-vis. Au-dessus du lit, dans un cadre doré, surmonté d’un brin de buis, Jésus, auréolé d’or, montrait du doigt, sous sa robe rose, son cœur qui flambait, et sous ce maigre lit de fer, tout nu, se dissimulait comme il pouvait, un pauvre vase blanc.

— « Mam’zelle Ugénie » l’ancienne locataire est morte il y a trois mois, déclara la concierge.

Et, comme l’attitude de Charles Delys l’encourageait, la grosse femme, parmi des quintes de toux et des soupirs, se mit à bavarder, tout essoufflée d’être montée trop vite à ce sixième.

Or, voici à peu près ce que raconta Madame Floquée.

« Mam’zelle Ugénie » avait demeuré là, pendant près de huit ans, travaillant à la couture chez elle ou en journées.

Avant la guerre elle avait dû épouser un ouvrier ciseleur, mais la Commune le lui avait pris, et la petite photographie jaunie qui pendait près de la cheminée, était le portrait de son fiancé. Peut-être elle portait son deuil : jamais on ne la voyait autrement qu’en noir.

Le peu qu’elle gagnait lui suffisait ; elle ne possédait jamais plus que deux robes, d’indienne noire, très légères, un petit chapeau à plumes et un châle qu’elle portait croisé sur la poitrine ; son linge n’était guère abondant.

— Et j’avais beau lui dire qu’ça n’avait pas le sens commun de s’met’ comm’ ça, si légèrement, elle ne m’écoutait pas. Même que j’ai dû lui faire acheter de force une paire de chaussons pour l’hiver. Faut toujours avoir les pieds au chaud.

Sa nourriture absorbait le reste, mais elle ne mangeait guère, « un vrai oiseau », son seul régal était la charcuterie.

Elle n’était ni grasse, ni grande, pas jolie, non plus ; la couture avait courbé son dos et une toux qu’on lui avait toujours connue, secouait son corps de femmelette et sa tête qui se penchait dans sa main. Sa peau pâle se tirait sur ses pommettes saillantes, sur son nez ; mais, ses lèvres fines, presque violettes, avaient un sourire avenant et beaucoup de bonté se lisait dans ses gros yeux, un peu à fleur de tête. Ce qu’elle avait de très laid, par exemple, c’étaient ses mains : des mains maigres, osseuses, aux longs doigts noués, dont l’aiguille avait déformé les ongles, piqué les doigts de points noirs. Et elle n’avait jamais beaucoup changé, douce, gaie, tranquille, si bien que tout le monde l’aimait.

Tantôt on la voyait partir, au matin, alerte, toujours coiffée du même chapeau à plumes et enveloppée dans son châle qui lui faisait une pointe dans le dos. Elle marchait vite, baissant les yeux, si quelqu’un la regardait. Tantôt, dès le matin, sa